Suivre Pierre Lapointe pas à pas ne doit pas être de tout repos. Ce doit même être assez étourdissant. Ces cinq dernières années, il a fait paraître cinq CD, dont un disque enregistré en spectacle avec l'Orchestre Métropolitain du Grand Montréal. Il a de plus monté cinq spectacles différents - dont Mutantès, présenté aux FrancoFolies l'an dernier et repris en février - en plus de ceux directement tirés de son album éponyme et de La forêt des mal-aimés.

Ce grand maigre à la voix douce est un bourreau de travail. Un gars allergique au surplace. «Avec Pierre, on n'a pas le temps de se tanner, il se tanne toujours plus vite que nous, alors il y a toujours pas mal de renouvellement», témoigne Philippe B., guitariste et fidèle complice du chanteur depuis 2002.

«C'est un bouillonnement assez incroyable qu'il y a dans cette tête-là. Il vit quelque chose, il jette et passe à autre chose, dit pour sa part le metteur en scène Claude Poissant, grand manitou de Mutantès. Tout ce qui a déjà été fait, il a tendance à le balayer. Il n'est vraiment pas dans la nostalgie. C'est ce qui le dynamise.»

Pierre Lapointe est le premier à reconnaître qu'il a travaillé «à l'excès» depuis son passage remarqué au Festival international de la chanson de Granby en 2001. Happé par le succès dès son premier disque, sorti en 2004, il a le sentiment d'avoir vieilli vite en raison des responsabilités qui lui sont tombées sur les épaules et de sa notoriété. «Socialement, ça été bizarre de passer de totalement inconnu à totalement connu, dit le chanteur de 27 ans, même si ça ne s'est pas fait aussi vite que pour les gens qui participent à une émission de téléréalité.»

Il ne s'en plaint pas, il constate. «Je suis content, précise-t-il, parce que je jouis d'une expérience et d'une liberté phénoménales.» Aucune école n'aurait pu lui apporter toutes les connaissances acquises au fil des projets. Tout particulièrement Mutantès, spectacle musical où il a frotté ses chansons aux univers de la danse contemporaine et de la comédie musicale. «J'apprends, je ne jette pas, précise-t-il. Et je réutilise ce que j'apprends.»

L'oreille de Bélanger

Sentiments humains (en magasin mardi) est l'illustration parfaite de la démarche de cet artiste qui «apprend» et «réutilise». Les 11 chansons qu'on y trouve proviennent du spectacle Mutantès. C'était l'un des objectifs de cette création à grand déploiement: travailler des morceaux dans le but d'en faire un disque. Pierre Lapointe a depuis toujours l'habitude de jouer ses chansons sur scène avant de les enregistrer. «Il y a eu un gros build-up de spectacles et d'écriture avant qu'il ne risque un premier album», rappelle d'ailleurs Philippe B.

La gestation de Mutantès a été longue, même si la plupart des chansons entendues dans le spectacle ont été écrites au lendemain du concert symphonique présenté au FrancoFolies à l'été 2007. Pierre Lapointe a discuté du concept pendant des années avec son bassiste et arrangeur Philippe Brault. Tellement qu'ils ont senti le besoin de faire appel à une oreille extérieure pour les aider à réussir la transposition sur disque. L'invitation a été lancée à Daniel Bélanger. Qui a accepté.

Daniel Bélanger avoue avoir été surpris par la proposition. «On ne vient pas du même monde», dit-il. En plus, l'auteur de L'échec du matériel admet qu'il n'était pas un fin connaisseur du répertoire de Pierre Lapointe. Toutefois, sa démarche artistique l'intéressait vivement.

«De ce que je connaissais de Pierre, il me semblait travailler de manière globale. J'ai pu le vérifier au cours des mois passés à le côtoyer, expose Daniel Bélanger. Je l'ai vu s'intéresser à l'art sous toutes ses formes. Il transforme l'émotion qu'il en retire en carburant au service de sa propre créativité.»

Que La forêt des mal-aimés fasse ou non partie du panthéon des meilleurs disques de Daniel Bélanger n'avait aucune importance aux yeux de Pierre Lapointe. «L'important, c'était d'avoir quelqu'un qui était intéressé par le processus, estime-t-il. Tu n'es pas obligé d'être fan de quelqu'un pour travailler avec lui.»

Des créateurs critiques

Le courant a passé entre Daniel Bélanger et Pierre Lapointe sur le plan humain. Ce qui n'est pas un détail. Philippe B. juge que c'est précisément le «flair humain» de Pierre Lapointe qui fait qu'il est entouré des mêmes musiciens depuis ses débuts. Sa garde rapprochée est en effet la seule chose qui ne change pas au gré de ses virages artistiques. Geneviève Lizotte (scénographie) est une amie du cégep. Josiane Hébert (piano) l'accompagne depuis sept ans et ainsi de suite.

Son noyau de collaborateurs, le chanteur l'a constitué un à un, ce qui, selon Philippe B., a permis aux uns et aux autres de s'apprivoiser. Et de mettre au point un mode de fonctionnement basé sur la franchise. Pierre Lapointe se rappelle avoir vu un documentaire montrant comment le chanteur français Claude François recrutait parmi ses fans pour constituer son entourage. Une attitude qu'il trouve ahurissante.

Sa gang n'est pas constituée de gens qui «applaudissent» tout ce qu'il fait, assure le chanteur. Ses collaborateurs sont avant tout des créateurs qui ont chacun leur projet. «Les gens qui travaillent à leurs propres créations se posent des questions, fait valoir Pierre Lapointe. Les gens qui m'entourent sont des gens qui réfléchissent bien.»

Du rock d'esthète

Sans marquer de rupture nette avec La forêt des mal-aimés, Sentiments humains se révèle un peu plus rock. Philippe B. a ressorti sa guitare électrique. Philippe Brault a écrit des arrangements vifs où se mêlent cordes et cuivres. Pierre Lapointe, lui, chante ici et là avec une agressivité qu'on ne lui connaissait pas. Il ne rocke pas comme l'autre Lapointe, mais quand même.

«Mes amis m'appellent le rockeur doux, s'amuse-t-il. Je ne serai jamais Gerry Boulet et c'est correct, ça ne m'intéresse pas. Je me sens plus proche de Bashung ou de Bowie. Du rock d'esthète.» Sa principale source d'inspiration pour ce disque n'est toutefois pas un rockeur, mais un poète : Léo Ferré. Pour le choix des mots et pour le souffle.

«Ferré était pas mal plus rock que bien des rockeurs que je connais. Parce que ses mots sont violents, parce que son souffle est violent, soutient Pierre Lapointe. L'agressivité, sur ce disque, ne s'est pas traduite juste dans les guitares et dans la batterie, mais aussi dans les mots et les images.»

Sentiments humains n'est pas Mutantès. Il possède un côté épique, mais il n'est pas théâtral à proprement parler - le choeur vu et entendu sur scène intervient fort peu, d'ailleurs. «Quand on fait un film adapté d'un roman, on réécrit un scénario parce que c'est deux médias différents. Ça devient un film inspiré d'un roman. C'est la même chose avec le CD et la scène», fait valoir le chanteur. Il a toujours été clair pour lui que le disque n'allait pas s'appeler Mutantès.

«Ses intuitions ont été cohérentes pendant tout le projet», estime d'ailleurs Daniel Bélanger, qui considère avoir joué un rôle de garde-fou, portant tel ou tel détail à l'attention du chanteur. «J'ai tenté de faire en sorte qu'il ait tout entendu, qu'il ait réfléchi à tout.»

«Ce qui me fascine chez Pierre, c'est sa candeur, analyse Claude Poissant. En même temps, il a un front de boeuf et une grande intelligence qui font que c'est comme s'il n'avait peur de rien. Ce n'est qu'une fois rendu sur la lune qu'il a le vertige. Ça prend ça pour faire ce qu'il fait.»