Après s'être replié sur ses «vieux sons» pendant une décennie, U2 est enfin sorti de sa zone de confort pour créer No Line on the Horizon, son 12e album studio (en magasin mardi). C'est le cas d'une minorité de rockeurs ayant atteint ce territoire multimillionnaire où luxe et célébrité sont des euphémismes Et où la quête artistique fond comme neige au soleil.

Le déclin de la créativité s'était amorcé à la fin des années 90. U2 en avait laissé plus d'un perplexe en poussant son côté exploratoire jusqu'à Zooropa, un album audacieux... et pas tout à fait à la hauteur de ses prétentions. Après s'être adapté sommairement à la club culture avec Pop, un album qui n'a pas non plus fait l'unanimité, le quartette irlandais s'était retranché dans ses formes les plus fédératrices.

 

U2, que d'aucuns considèrent toujours comme LE groupe rock des années 80-90, avait surtout repiqué dans ses deux premiers «cycles» de création - un premier plus cru, que résument les albums Boy, October et War, un deuxième avec The Unforgettable Fire, The Joshua Tree, Rattle and Hum. Le groupe avait aussi puisé dans les formules gagnantes du magistral Achtung Baby, un sommet artistique qui avait précédé Zooropa et Pop.

Jusqu'à No Line on the Horizon, donc, U2 n'avait pas créé grand-chose, si ce n'est la gestion colossale de son patrimoine avec les mégatournées qu'on connaît. Le rassurant All That You Can't Leave Behind (un titre qui résume bien la démarche d'alors!) et le très moyen How To Dismantle An Atomic Bomb laissaient présager la répétition ad nauseam d'une esthétique rock frôlant le divertissement familial, esthétique forcément rassurante, nostalgique, en rien déstabilisante. On a même pensé que le confort de ce sur-place laissait à Bono le loisir de mieux défendre ses causes humanitaires préférées et jouer à l'ambassadeur à compte d'auteur avec les grands de ce monde.

Humanistes, progressistes, défendant une spiritualité ouverte, Bono et ses potes ont peut-être été agacés par cette image de quasi-pépés pagayant sur leur glorieux passé et leurs engagements moraux. Chose certaine, tous les détracteurs de U2 devront admettre les efforts consentis pour accomplir No Line on the Horizon, le meilleur projet studio de U2 depuis Achtung Baby.

Chaos planétaire

Le titre de l'album évoque l'horizon du chaos planétaire. Bono y campe différents personnages, victimes, témoins ou chroniqueurs de l'ère de rupture dans laquelle nous sommes actuellement plongés.

Dans l'enjouée et non moins volontariste Get On Your Boots, il nous convie à l'apaisement de l'âme par la musique: Let me in the sound ... Meet me in the sound... I got a submarine, you got gasoline, essayons de nous entendre... The future needs a big kiss, avait amorcé le chanteur.

Dans Unknown Caller, un paumé est en proie à un speed dialing with no signal at all.

Dans l'ironique Breathe, les actions chinoises sont en hausse et le narrateur est en baisse, terrassé par un nouveau virus asiatique.

Dans Stand Up Comedy, Bono oppose le pouvoir de l'amour, l'espoir et la confiance aux déviations humaines.

Dans Cedars of Lebanon, un chroniqueur nous fait rapport de cette zone moyen-orientale ravagée par les conflits.

Si certains crient à la résurrection du phare que fut jadis U2 (le magazine Rolling Stone décerne une note parfaite au nouvel album), d'autres ne considéreront pas cet enregistrement comme aussi crucial que le furent les grands opus, surtout ceux réalisés par Brian Eno et Daniel Lanois (on pense à The Unforgettable Fire, The Joshua Tree et Achtung Baby), auxquels se joint Steve Lillywhite (réalisateur de Boy, October et War) à la table de mixage et diverses retouches.

L'album a été créé tour à tour dans un hôtel de Fez (Maroc), à Dublin, New York et Londres. On rappelle que les premières sessions de ce projet avaient été d'abord encadrées (en vain) par Rick Rubin avant le retour d'Eno et Lanois. Retour heureux et symbiotique, force est de constater.

Bien sûr, on reconnaît la patte U2esque sur No Line on the Horizon. Cela étant, la qualité de la réalisation en éclipse plusieurs clichés mais pas complètement; l'enregistrement comporte des moments plus faibles et Bono n'y brille pas toujours au plan vocal.

Cela étant, No Line on the Horizon est riche. Textural, discrètement orné de sons de synthèse et ornements orchestraux plus classiques claviers, cordes, vents, etc. Nappé de superbes sédiments de guitares, charpenté sur des grooves puissants et hypnotiques. Revoilà donc ce qu'on a aimé de U2 à sa grande époque, soit ce mélange idéal de mélodies fédératrices, de virilité rock et de recherche concluante.

Pour reprendre les termes-clés de Bono (cités récemment par un chroniqueur du Telegraph), No Line on the Horizon est traversé par la force de la vie, l'innovation, l'honnêteté émotionnelle, le parti pris pour les technologies analogiques et la singularité du paysage sonore.

Bono, The Edge, Adam Clayton et Larry Mullen Jr ne redeviendront pas les leaders qu'ils ont été à leur grande époque, mais ils auront tout de même fait grimper leur cote de crédibilité avec No Line on the Horizon... dont la sortie officielle (le 3 mars) est désormais une vue de l'esprit.

 

Les albums de U2, palmarès en toute subjectivité

1. Achtung Baby, 1991

*****

La quintessence du charisme de Bono, de l'immense énergie rock de ses collègues et de la vision injectée par le tandem Eno/Lanois. Voilà ce qu'on peut espérer de mieux de la culture rock.

<2. The Joshua Tree, 1987

**** 1/2

L'album le plus fédérateur de tous, qui confirmait la suprématie du quartette irlandais sur la planète rock pendant plus d'une décennie. Au son mondial de U2, on découvrait aussi l'intérêt du groupe pour les racines américaines du rock.

3. The Unforgettable Fire, 1984

****

Cet album excellent marque l'arrivée de Brian Eno et Daniel Lanois, qui allaient donner la profondeur et le vernis essentiels aux groupes rock qui durent et qui marquent.

4. War, 1983

****

War marquait la fin de la période purement rock de U2, la fin de la jeunesse et de l'exploitation exclusive de l'énergie brute. On en retient de grandes chansons: Sunday Bloody Sunday et New Year's Day, pour ne citer que celles-là.

5. No Line on the Horizon, 2009

****

Au moment où l'on ne s'y attendait plus, U2 rebondit, renoue avec Eno/Lanois (comme principaux responsables de la réalisation) et Lillywhite pour ainsi créer un ses albums les plus inspirés en trois décennies d'existence.

6. Boy, 1980

****

Au tournant des années 80, tous les germes d'un grand groupe rock se trouvaient dans ce disque excellent, d'une facture unique pour l'époque (la guitare de The Edge y était pour quelque chose) et d'une énergie clairement supérieure.

7. October , 1981

*** 1/2

L'énergie brute de U2 est déjà en phase de raffinement avec October, mais l'épreuve du temps nous démontre que l'on ne fredonne peut-être plus autant les chansons qu'on l'aurait présumé à l'époque.

8. Zooropa, 1993 *** 1/2

Contrairement à Radiohead avec Kid A et Amnesiac, U2 n'a pas créé l'amalgame des grands albums visionnaires. Le progressisme de Zooropa était louable, la résultante (coréalisation du groupe avec Flood) fut intéressante, sans plus.

9. Rattle & Hum, 1988,

***

Dans la foulée de The Joshua Tree, Rattle and Hum est un bon disque truffé d'enregistrements publics... et qui n'amène pas grand-chose de plus à l'album précédent. Et l'on on ne peut le considérer comme un album studio à part entière.

10. Pop, 1997

***

L'évocation de la club culture technoïde était tangible dans Pop. Réussie avec la chanson Discothèque, pas toujours sur le reste de l'album que des mauvaises langues avaient qualifié d'opportuniste.

11. All That You Can't Leave Behind, 2000

***

Lanois et Eno sont de retour, mais ne peuvent injecter de nouveau cet esprit de recherche qui caractérise leur association avec U2... qui désire simplement renouer avec sa facture rock.

12. How To Dismantle an Atomic Bomb, 2004

** 1/2

En quête d'une véritable relance, U2 ménage ici la chèvre et le chou, doit ainsi se rabattre sur ses vieux sons. Un disque redondant, sans direction véritable et trop de réalisateurs - Steve Lillywhite, Chris Thomas, Jacknife Lee, Brian Eno, Daniel Lanois...