Avec sa voix d'ange déchu et son physique androgyne, Antony Hegarty s'est imposé comme la coqueluche du gotha rock. Dans la foulée de son deuxième album, I'm a Bird Now (2005), on a vu cet Anglais, installé à New York, chanter sur scène avec Lou Reed et enregistrer avec Björk. Loin de s'arrêter en si bon chemin, il signe aujourd'hui son retour avec The Crying Light. Un album à la beauté crépusculaire et aux mélodies subtiles, entre piano impressionniste et cordes classieuses.

Q : Après le succès de I'm a Bird Now, vous avez senti une pression pour l'enregistrement de ce troisième album?

R : Oui, j'ai senti beaucoup de pression. Cet album marque le processus de création le plus laborieux de ma carrière. Je voulais donner le meilleur, et ça peut prendre du temps. Deux ans et demi pour enregistrer 10 chansons, c'est long... Sur scène, on a une occasion et une seule pour donner le meilleur de soi. En studio, c'est autre chose. On peut toujours faire mieux, perfectionner le moindre petit détail, même insignifiant. Je me décris souvent comme un papillon, difficile de m'enfermer dans un studio. D'ailleurs, j'ai papillonné de studio en studio, cinq au total. Si ça n'avait tenu qu'à moi, l'album n'aurait jamais été terminé.

 

Q : Vous composez facilement?

R : Depuis sept ans, j'ai écrit 30 chansons, pour finalement en retenir 10 pour l'album. Je n'écris pas facilement. C'est un processus long, un peu comme le quartz ou le cristal des montagnes... Avez-vous une idée du temps nécessaire pour sa formation? C'est long, très, très long. En fait, je suis à la fois flemmard et exigeant. Et je n'ai aucune discipline.

Q : Pourquoi avoir illustré votre album avec une photo du maître et fondateur de danse butô Kazuo Ohno?

R : J'aime beaucoup cette photo, son ambivalence. Est-ce une femme? Un homme? Un être vivant? Une momie? On n'en sait rien... Cette part de mystère illustre assez bien l'album et son contenu. J'ai 37 ans et je voulais honorer Kazuo Ohno, aujourd'hui âgé de 102 ans. The Crying Light lui est dédié. Je l'ai découvert en France, quand j'avais 16 ans. À l'époque, j'étais parti étudier à Angers et Paris. Pour la première fois de ma vie, j'étais seul, sans mes parents. Ce fut une belle expérience de liberté, le début de ma vie d'adulte. Vers 21 ans, j'ai pris la mesure de son art, basé sur le minimalisme et la lenteur, un peu comme une fleur en éclosion. J'ai essayé d'incorporer la philosophie de son art dans ma musique et mes concerts. J'avais été très marqué par l'une de ses performances. Sur scène, il pouvait atteindre une espèce d'extase infantile et d'état merveilleux, jusqu'à l'épuisement. Il dansait au milieu d'un cercle de lumière, comme s'il créait un sanctuaire pour s'exprimer en toute liberté. C'est un peu l'idée qui préside The Crying Light.

Q : Votre conscience d'artiste fut précoce?

R : J'ai commencé à écrire de la musique et à dessiner très jeune. J'avais envie d'appartenir à cette communauté d'artistes comme Soft Cell ou Boy George. Je me suis immédiatement identifié à lui... Il apportait une réponse à toutes mes interrogations identitaires et sexuelles. Il fut le précurseur des transgenres. J'ai grandi dans une famille moitié anglaise, moitié irlandaise. Éducation catholique oblige, montrer ses émotions, exprimer ses sentiments relevaient du tabou ultime. Comme j'étais un enfant très émotif et émotionnel, l'art s'est immédiatement imposé comme une nécessité, même si je n'avais aucune disposition particulière.

Q : Pas même votre voix d'ange?

R : Ma voix? Absolument pas! Je me suis rendu compte de mes possibilité vocales vers 18 ans seulement, quand je chantais dans la chorale du collège et à l'église. Un professeur m'avait alors dit qu'elle avait pleuré après m'avoir entendu chanter. Je me suis alors rendu compte du pouvoir de la voix sur les autres. J'ai également été profondément bouleversé par la reprise de Yesterday par Ray Charles. C'était tellement extatique...

Q : Vous prenez soin de votre voix?

R : Je ne fais rien de particulier. C'est mal, je le sais, mais c'est comme ça. Je ne prends aucune leçon de chant. Ma connexion avec la musique est tellement personnelle, intime, et liée à mon enfance... Quand j'étais au collège, dès que j'étudiais la théorie musicale, je ne pouvais plus écrire de chansons. En revanche, j'ai arrêté de fumer il y a 10 ans. C'est bien la seule chose que j'ai faite pour ma voix.

Q : Vous avez longtemps sévi dans l'underground new-yorkais avant de connaître la reconnaissance. Le succès est-il venu au bon moment pour vous?

R : Oui. Il est même venu à un moment crucial. Avant mon deuxième album, je me posais pas mal de questions sur mon avenir. Mais je pense que j'aurais continué quoi qu'il arrive, bien que cela aurait été assez déprimant (rires).

Q : Justement, on vous décrit souvent comme un artiste mélancolique et désespéré...

R : Contrairement aux apparences, mon nouvel album n'a rien de sinistre. Et je conseille à ceux qui le trouvent trop désespéré d'arrêter tout de suite de l'écouter. Je veux que ma musique soit utile, qu'elle aide les gens à avancer dans leurs propres cheminements. C'est mon rêve d'artiste: élever le public par ma musique et non pas l'enfoncer. Alors certains pourront trouver mon album désespéré, personnellement je trouve qu'il regorge d'espoir.

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Antony and the Johnsons, The Crying Light, Secretly Canadian (en magasin depuis le 20 janvier).