Tonight: Franz Ferdinand émerge du soir et de la nuit, évoque rêves éveillés et endormis. Marqué par le recyclage de vieux sons de synthèse, cet album rock ne résulte pas de quelque préméditation: pur produit de l'inconscient, assure le chanteur et guitariste Alex Kapranos, figure centrale du quartette from Glasgow dont c'est le troisième opus studio.

Décembre 2008. Dans cette chambre d'hôtel du centre-ville où l'on a réuni des chroniqueurs montréalais, quelques heures avant l'excellente performance que donnera Franz Ferdinand à La Tulipe, le chanteur britannique aurait pu afficher cette moue indolente que l'on observe chez un maximum de têtes enflées par un succès mondial encore frais dans les mémoires.

 

Certes, Alex Kapranos a cette superbe qui n'exclut pas la rock&roll attitude. Cela étant, l'homme ne méprise pas son prochain, à tout le moins lorsque les réparties nourrissent l'intérêt d'une conversation stimulante. On fait ainsi la connaissance d'un homme lettré, curieux, vif d'esprit, absolument rock. Qui a certes réfléchi au processus de création.

«Les textes de chansons, soulève-t-il d'entrée de jeu, ne peuvent éviter la vraie vie et la personnalité de leurs auteurs. Prenons l'exemple de la chanson Send Him Away: je l'ai écrite après avoir lu A Severed Head (Iris Murdoch) dans lequel je m'étais passablement investi. J'ai aimé les personnages intenses et haïssables de ce roman, ces personnages m'ont fait réfléchir aux miens. On peut devenir quelqu'un d'autre pour la durée d'un rêve, c'est ce qu'on doit faire lorsqu'on incarne le personnage d'une chanson.»

Alex Kapranos, aurons-nous saisi, croit à la puissance de l'inconscient et aux personnages qui en surgissent.

«Les chansons étaient déjà écrites avant que l'on nomme cet album Tonight, un titre qui en résume les thèmes nocturnes. Nous n'étions pas conscients des liens à faire avec la nuit. C'est pourquoi je crois que la création vient d'abord de la capacité d'un artiste à perdre sa propre conscience, à défaut de quoi l'intellect domine l'instinct.»

On fait remarquer au chanteur que le son originel de Franz Ferdinand y est tangible, mais qu'on y sent aussi quelque chose de rétro nuovo, si ce n'est que dans les ornements électroniques. Relents des années 80? Kapranos infirme vigoureusement.

«C'est très agaçant pour nous d'être associés à cette période. Bien au contraire, nous avons le sentiment de faire de la musique de l'avenir, à tout le moins du présent. D'accord, chaque génération puise dans les décennies qui l'ont précédée; le punk, c'est aussi Eddie Cochran à la fin des années 50. Mais nous sommes un groupe d'aujourd'hui, nous ne voulons en rien recréer une époque révolue.

«Pour moi, le rock consiste encore à produire des sons inédits. Ce qui implique un peu d'expérimentation sans se perdre dans le laboratoire. Le rock doit toujours comporter des mélodies qui s'impriment dans les têtes, mais il faut trouver de nouvelles manières de traiter ces mélodies et de déclencher l'émotion.»

Qualité d'enregistrement

Selon Kapranos, la facture dance-rock de Tonight: Franz Ferdinand est en bonne partie attribuable à la méthode d'enregistrement préconisée.

«Nous avons travaillé dans un vieil immeuble, ce qui ne nous a pas menés au traitement d'un studio normal. Un studio, en fait, neutralise la personnalité acoustique d'une pièce; nous avons rejeté cette idée de neutralité acoustique d'un lieu et plutôt essayé d'en faire ressortir les caractéristiques propres. Ou encore les transformer au besoin. Par exemple, nous avons aménagé une pièce avec panneaux acoustiques et gros coussins, pour ainsi recréer les conditions acoustiques d'une discothèque. Il y avait aussi cette cave que nous avons amplifiée un maximum afin d'obtenir une prise de son extrêmement directe.»

Dans la même optique, Franz Ferdinand s'est inspiré de James Brown.

Kapranos fournit un exemple: «Prenez Sex Machine: la version finale dure trois minutes et demie alors que la prise de son originelle était de 15 minutes. Pour nous également, plusieurs minutes d'échauffement étaient nécessaires avant d'être prêts à enregistrer un groove final. Voilà un autre rejet de certaines méthodes nouvelles: si tu construis une pièce en y ajoutant des pistes déjà enregistrées, tu perds l'urgence du jeu. Bien entendu, ce choix implique des bévues et des imperfections çà et là, mais nous croyons que c'est mieux ainsi.»

Kapranos rappelle en outre que les éléments synthétiques de Tonight sont tirés d'une collection d'instruments électroniques de toutes les époques.

«Entre autres, nous avons mis la main sur un synthétiseur Polyvox de fabrication soviétique qui était la copie russe du Moog, plus extrême et moins raffinée. Il était aussi important de disposer de ces instruments en temps réel plutôt que de les extirper d'un ordinateur pour ensuite les injecter dans le mix.»

Dan Carey, qui a réalisé Tonight: Franz Ferdinand, a contribué à ces façons de faire. L'homme de studio a d'ailleurs une jolie feuille de route: il a déjà remixé Hot Chip, travaillé un peu avec Lily Allen, beaucoup avec le tandem jamaïcain Sly&Robbie, sans compter Kylie Minogue, Brasilian Girls et Mad Professor, qui lui avait enseigné le mixage.

Par ailleurs, plusieurs médias (The Guardian, Uncut, etc.) rapportent que Dan Carey a repris la production là ou le DJ et réalisateur Erol Alkan avait échoué, sans compter cette tentative auprès du très pop Brian Higgins (de la boîte de production Xenomania). La longue gestation de Tonight comprend aussi des jams africains et hip-hop ayant précédé l'enregistrement.

Collaboration

«Cet album, insiste néanmoins Alex Kapranos, est le résultat d'une collaboration. Je ne peux supporter l'approche des producteurs de la vieille école qui distribuent les consignes de l'autre côté de la baie vitrée. Nous avons plutôt privilégié les relations instinctives entre chacun.»

Et le rock dans tout ça? Une forme encore en devenir, selon Kapranos.

«Ce style a plus d'un demi-siècle d'existence, mais son état d'esprit existait bien avant. J'écoute Carmina Burana, je ressens quelque chose de rock. Ce n'est pas d'hier que les musiciens mènent des existences instables et nocturnes. Le rock doit néanmoins changer, il y aura toujours de nouvelles manières d'y parvenir.»