Parmi tous les albums de musique jazz parus jusqu'à maintenant en 2008, plusieurs se sont vus attribuer une cote de quatre étoiles. Le journaliste de La Presse, Alain Brunet, dresse la liste des dix meilleurs.

1- Zaebos MM&W plays Masada, Medeski, Martin & Wood

Avis aux amateurs du fameux power trio, cet album s'avère très différent de ce que MM&W a accompli jusqu'à maintenant. On sait que John Medeski a maintes fois été claviériste (Hammond B3, Rhodes, piano, etc.) pour John Zorn, notamment au sein d'Electric Masada - un des meilleurs projets de Zorn joués sur scène, de mémoire de chroniqueur. Voilà que le pape de la musique actuelle suggère à Medeski Martin&Wood de reprendre ses compositions à forte teneur orientale, voire sémite. Excellente idée de créer ce Zaebos, car la proposition de Zorn régénère le trio new-yorkais en l'obligeant à une quête plus contemporaine, plus abstraite, plus jazz (par moments), forcément plus aventureuse. Voilà qui est certes moins facile à absorber, on en convient, que les rendez-vous festifs tenus plusieurs années d'affilée au Métropolis lors du FIJM. Trop difficile? Nenni. Hormis quelques passages plus aléatoires, dignes d'intérêt au demeurant, on retrouve le groove proverbial du trio. Ce nouvel extrait du Livre des Anges de Zorn m'apparaît ainsi comme un prolongement d'Electric Masada.

À écouter: Agmatia

Medeski, Martin & Wood

Zaebos MM&W plays Masada Book Two / Book of Angels vol 11

Tzadik

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2- Two Men With The Blues, Willie Nelson Wynton Marsalis


Au départ, l'affiche annonçait Willie Nelson Sings The Blues, ça s'est terminé sur disque par Two Men With The Blues. Also with the jazz, ajouterais-je sans hésiter. L'événement a eu lieu les 12 et 13 janvier 2007 au Allen Room du Lincoln Center dont Wynton Marsalis assure la direction artistique du volet jazz. L'enregistrement, tiré de ces deux soirées, s'avère une réussite totale. Willie a saisi la musique de Wynton, Wynton s'est adapté aux inflexions de Willie, deux Amériques se sont fait l'accolade. Le trompettiste a su extirper tout le blues et tout le swing du chanteur country. Le chanteur a su transformer le trompettiste en brillant accompagnateur. Sauf deux compositions de Willie (on retient Night Life), on nous sert un superbe enchaînement de standards jazzy-blues: Bright Lights Big City, Caldonia, Stardust, Basin Street Blues, Georgia On My Mind, etc. La trompette de Marsalis talonne magnifiquement le phrasé cool et nasillard de Nelson, l'harmonica de Mickey Raphael et le saxo ténor de Walter Blanding complètent les improvisations mélodiques pendant que Dan Nimmer (piano), Carlos Henriquez (contrebasse) et Ali Jackson (batterie) assurent la bonne marche de la section rythmique. Certes un des meilleurs disques parus cet été, toutes catégories confondues.

À écouter: Night Life

Willie Nelson Wynton Marsalis

Two Men With The Blues

EMI

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3- Avatar, Gonzalo Rubalcaba

Prodige des années 80, Gonzalo Rubalcaba s'était vite taillé une réputation béton avec ses mirobolantes hybridations de jazz latin, jazz moderne acoustique ou jazz fusion. Puis, étrangement, il a calmé le jeu. Le pianiste a d'abord cherché à se rapprocher du jazz acoustique à l'américaine pour ensuite entrer dans un cycle interminable de boléros et autres explorations classiques aux tempi excessivement lents. Devenu anémique, le Gonzalo? Avatar nous indique le contraire: enfin, nous avons un album digne de son immense talent, celui d'un des grands virtuoses de notre ère jazzistique. Si la latinité et les prouesses techniques reviennent en force dans sa musique, elles ne constituent pas un ornement massif. Elles contribuent plutôt à l'érection d'un superbe disque de jazz contemporain où le pianiste (et claviériste) n'hésite pas à exploser lorsque la composition l'exige. La cohésion de son ensemble est aussi remarquable, on y découvre Yosvany Terry, saxophoniste cubain et compositeur doué, et l'excellent trompettiste Mike Rodriguez auxquels se joint une section rythmique d'enfer (le contrebassiste Matt Brewer et le batteur Marcus Gilmore). Rubalcaba a assemblé tous les morceaux de ce qui semblait devenu un casse-tête.

Pièce à écouter: Infantil

Gonzalo Rubalcaba

Avatar

Blue Note / EMI

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4- À Léo Fuorivia, Cipelli, Fresu, Garcia, Testa, Zanchi


Ce n'est pas un jazz que l'on dresse en toile de fond. Quelques secondes après un élégant démarrage pianistique sur le thème d'Avec le temps, une voix grave et ensablée surgit des accords discrets d'une guitare acoustique. Gianmaria Testa commande l'attention. Les mots ne sont pas de lui, ils sont de feu Léo Ferré dont il interprète Les forains. Puis on a droit à un texte italien et consonnant de Cesare Pavese sur le thème musical d'À Saint-Germain des Prés. Plus loin, Les poètes sont de drôles de types qui regardent les fleurs. Parfois chantées, parfois jouées sans paroles pour en célébrer la musicalité, ces immortelles de Ferré baignent dans un jazz aussi suave qu'intelligible. À l'initiative du pianiste Roberto Cipelli, se joignent à cette manifestation touchante de francophilie le trompettiste et bugliste Paolo Fresu, le batteur Philippe Garcia, le contrebassiste Attilio Zanchi. Majorité italienne au service du grand Léo - sauf Garcia, à qui on a confié la tâche de lire Verlaine, que Ferré avait chanté. De telles entreprises peuvent se figer dans l'empois des bonnes intentions, ce n'est pas le cas qui nous occupe. Tout baigne pour Testa et ces jazzmen, nous assistons à la fusion véritable de grandes chansons, d'un interprète et de musiciens qui y expriment finement leur européanité.

À écouter: Les poètes

Cipelli, Fresu, Garcia, Testa, Zanchi

À Léo Fuorivia

Justin Time

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5- Live, Brad Mehldau Trio

Quand il n'y en a plus, il y en a encore. Prolifique, le trio de Brad Mehldau vient de sortir un CD double, créé en octobre 2006 au Village Vanguard. Mehldau nous propose ici de nouveaux standards extirpés de la rock culture: Wonderwall de Oasis et Black Hole Sun de Soundgarden, rien de moins. Si les mélodies de ces chansons sont belles à n'en point douter, leur potentiel harmonique n'est peut-être pas aussi puissant que d'autres relectures pop de Mehldau (Radiohead, Nick Drake, les Beatles, Paul Simon). Je préfère de loin la reprise de O Que Sera du Brésilien Chico Buarque, qui a toutes les qualités harmoniques nécessaires à sa jazzification. Quant au reste, c'est simplement exemplaire. La grande qualité, l'élégance remarquable, le classicisme si séduisant, les pointes de recherche qui surgissent au moment opportun, lorsque l'esprit a été suffisamment réchauffé. Également au programme, cinq compositions originales du leader, des standards revus à la façon de ce trio toujours exceptionnel: The Very Thought of You (Ray Noble), C.T.A. (Jimmy Heath), More Than You Know (Eliscu, Rose Youmans) et Countdown (John Coltrane).

À écouter: Buddha Realm

Brad Mehldau Trio

Live

Nonesuch

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6-Rabo de Nube, Charles Lloyd Quartet


La septième décennie du saxophoniste et flûtiste Charles Lloyd, qui s'est terminée le 15 mars alors qu'il a atteint l'âge vénérable de 70 ans, est parmi les plus remarquables du jazz contemporain. Le raffinement, l'instinct et l'intelligence de ce grand musicien l'ont d'ailleurs mené à recruter les meilleurs depuis ses débuts en tant que leader - rappelons qu'il a jadis embauché un jeune homme appelé Keith Jarrett. Et ça continue de plus belle: à la section rythmique composée du batteur Eric Harland et du batteur Reuben Rogers, s'est joint à son quartette le pianiste Jason Moran en remplacement de Geri Allen. Déjà considéré comme un des plus singuliers pianistes de sa génération, Moran a gagné en virtuosité sans changer un iota de son profil. Au contact d'un être aussi gracieux et inspiré que Charles Lloyd, son jeu s'en trouve bonifié. Voilà donc un quartette plus viril, plus explosif, plus free malgré l'âge avancé de Charles Lloyd. Ce qui n'exclut pas les apartés orientalistes (Ramanujan) qui apaisent les esprits surchauffés. Après avoir créé le mémorable Jumping the Creek en 2005, Charles Lloyd nous offre ainsi ce magnifique enregistrement public - le 24 avril 2007 au Theater Basel, en Suisse.

À écouter: Migration of Spirit

Charles Lloyd Quartet

Rabo de Nube

ECM

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7-Nouvel Orchestra, François Richard

Voilà le projet clé du meilleur flûtiste de jazz au pays, certes son plus marquant depuis les belles années de l'Orchestre Sympathique. En fait, François Richard a mis des décennies de jazz à atteindre cette maturité, à faire en sorte que sa musique transcende ses références et sa propre excellence technique. Ni conservateur ni avant-gardiste quoique profondément moderne, le musicien arrive ici à faire cohabiter son quartette (le pianiste Geoff Lapp, le contrebassiste Guy Boisvert, le batteur Michel Lambert) avec une magnifique section de cordes, auxquels se joignent le corniste Jocelyn Veilleux et le saxophoniste Yannick Rieu qui s'y illustre en tant que soliste. Sauf deux pièces de Lapp et Lambert, le répertoire est entièrement composé et arrangé par François Richard. On y applaudit l'équilibre des forces en présence, l'élégance et la suavité du propos, la cohérence orchestrale de ce jazz de chambre, la juste dose d'audace. Quelques séquences plus aventureuses (Poète Céleste, Planète en rang d'oignons, Écarlate) représentent un défi intéressant pour les cordes qui doivent outrepasser le concept (récurrent) de moquette jazzistique. En bref, tous les ingrédients d'un grand disque de jazz se trouvent dans ce Nouvel Orchestra.

À écouter : La Nuit

François Richard

Nouvel Orchestra

Effendi

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8- The Third Man, Enrico Rava / Stefano Bollani

Entre le trompettiste Enrico Rava et le pianiste Stefano Bollani, la qualité exceptionnelle de la relation musicale se fonde sur de nombreuses années de collaboration. Ça se sent, ça s'entend. Le tandem italien nous propose ici un assortiment de facture très moderne, répertoire constitué de compositions originales et standards d'un goût indiscutable - Estate de Martino et Brighetti, Retrato Em Branco Y Preto de Tom Jobim, Felipe de Moacir Santos. Ici, la douceur introspective de la facture d'ensemble exclut tout conservatisme harmonique ou mélodique. La fluidité apparente et la lenteur du tempo révèlent effectivement une grande modernité chez le tandem. On entreprend de transgresser le discours habituel des standards, certaines rythmiques du phrasé mélodique assorties à des choix harmoniques clairement contemporains nous mènent vers un ailleurs fort différent de ce à quoi on peut s'attendre d'un tel duo. Cela étant, la plus grande réussite de ce projet tient à cet équilibre entre l'audace contemporaine et le maintien des repères connus du jazzophile peu enclin à l'avant-garde. Ainsi, nombre de mélomanes se laisseront emporter vers des territoires qu'ils n'osent fréquenter d'ordinaire.

À écouter: Birth Of A ButterflyEnrico Rava / Stefano Bollani

The Third Man

ECM

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9- Soliloque, François Théberge Group With Lee Konitz

En 1949, Lee Konitz participait aux sessions de Birth of the Cool, album mythique s'il en est. Près de six décennies ont passé, ce remarquable octogénaire arrive encore à s'ancrer dans le présent, bien que son langage résolument moderne tire sa source au milieu du siècle précédent. Depuis quelques années, le style aérien, calme et circonspect de Konitz trouve une nouvelle jeunesse avec l'ensemble du saxophoniste québécois François Théberge (transplanté à Paris). Ce dernier sait composer et arranger sur mesure pour son aîné, il en prolonge brillamment l'esthétique et la vision. Car Théberge ne crée pas dans la nostalgie en faisant de son aîné le principal soliste de son groupe dans le cas qui nous occupe: à l'écoute de Soliloque, nous sommes bien en 2008. Ces harmonisations jazzistiques inspirée des modernités américaine et européenne, cette polyphonie imaginée pour un swing de chambre de haute tenue, ce jeu de saxophones, flûtes, trombone, trompette, basse, batterie et voix (sans compter les instruments invités), voilà autant de variables probantes pour transcender le patrimoine de Lee Konitz.

Pièce à écouter : Soliloque

François Théberge Group With Lee Konitz

Soliloque

Effendi

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10- Matt Herskowitz plays George Gershwin, Matt Herskowitz

Faut-il encore rappeler la maîtrise de ce pianiste de jazz qu'il faut d'abord considérer comme un artiste d'exception? L'interprétation de Rhapsody in Blue, grand classique de George Gershwin, est une des premières grandes oeuvres modernes liant la musique écrite de tradition classique et le jazz émergent des années 20. Elle sied fort bien au style de Matt Herskowitz, dont l'attaque virile et spectaculaire, la vélocité, les jeux d'intensité et la précision du doigté servent parfaitement cette oeuvre magistrale. L'impression d'improvisation demeure entière dans cette oeuvre dont les solos de piano avaient été d'abord improvisés lors de sa création en février 1924. Cette impression demeure entière pour les trois mouvements du Concerto en Fa composés par Gershwin en 1925 et l'Ouverture cubaine du célébrissime compositeur composée en 1932 et dont Herskowitz a brillamment imaginé les arrangements pour piano seul. Le pianiste montréalais peut en être fier.

Pièce à écouter: Cuban Overture

Matt Herskowitz

Matt Herskowitz plays George Gershwin

Tout Crin/Fusion 3

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