À l'occasion du 30e anniversaire de l'ADISQ, nous avons réuni cinq présidents, quatre ex et celui qui est présentement en fonction, afin de discuter des grandes réalisations de cette association qui réunit les producteurs québécois d'enregistrements musicaux et de spectacles. Et que dire des défis auxquels doit faire face la production québécoise dans un contexte numérique, dont une des premières manifestations est la mort annoncée du CD? Guy Latraverse, Pierre Rodrigue, Jacques Primeau, Yves-François Blanchet et Claude Larivée se souviennent et se prononcent.

Guy Latraverse

1980-1981, producteur de télévision, FrancoFolies, etc.

La fondation de l'ADISQ et l'avènement du gala

«Ça a commencé au milieu des années 70. L'industrie de la musique existait au Québec, mais nous n'avions pas d'association pour la représenter. Gilles Talbot, André Perry, Claude Ranallo, d'autres professionnels et moi, nous nous sommes réunis plusieurs fois pour discuter de notre existence vis-à-vis des gouvernements. Au terme de plusieurs réunions, on a décidé de former une association, qui devint l'ADISQ en 1978 et dont feu Gilles Talbot allait devenir le premier président. Personnellement, ma priorité était de créer un gala télévisé pour notre industrie parce qu'il n'y en avait pas et qu'il fallait se rendre à Toronto. Le conseil d'administration de l'ADISQ m'avait ainsi donné le mandat de développer un concept. Je me suis embarqué là-dedans avec des collègues - Madeleine Careau, notamment. Nous avions alors convaincu la Société Radio-Canada de l'enregistrer et de le diffuser. Je me souviens du premier vote de l'Académie dans une salle de l'hôtel Méridien, où nous avions réuni une quarantaine de personnes pour se prononcer dans toutes les catégories. On n'avait pas les moyens d'aujourd'hui : on donne aujourd'hui 60 trophées alors qu'à l'époque, ça ne devait pas dépasser 20... Ça a commencé tout petit et c'est devenu le succès d'aujourd'hui.»

Pierre Rodrigue

1997-2000, ex-producteur, ex-agent d'artistes, ex-distributeur de disques, actuellement VP chez Astral

La constitution d'une aile politique à l'ADISQ

«Ce que je retiens, c'est le passage de producteur du gala à lobby politique en faveur des producteurs de la musique québécoise, passage réussi à la fin des années 80. Il y avait des choses à faire valoir à l'époque, mais l'association produisait essentiellement un gala afin de se donner une vitrine importante pour la chanson francophone. Sous les auspices d'un Robert Pilon et avec l'arrivée de Solange Drouin (actuelle directrice générale), à l'époque où l'association était menée par Michel Sabourin et André Di Cesare, nous avons vécu un changement majeur. Lors de réunions interminables (mais nécessaires à l'époque), Robert Pilon nous expliquait comment et pourquoi l'ADISQ devait devenir un lobby politique. Aujourd'hui, cette culture politique est bien ancrée dans les moeurs de l'ADISQ, c'est aussi le cas au sein de plusieurs entreprises membres. On devient un lobby capable d'exercer une pression sur les gouvernements. Au bout de quelques années, nous avons accouché d'un vrai lobby politique capable de représenter plusieurs facettes du métier - producteur de disques, tourneur, producteur de spectacles.»

Jacques K. Primeau

2000-2003, producteur de télé et de musique, agent d'artistes

Croissance du financement étatique, diversité culturelle, Quartier des spectacles

«J'ai vu le financement public de cette industrie passer de 5 millions par an en 1996 à 30 millions en 2008. L'ADISQ a cette faculté d'être rassembleuse en regroupant des professionnels aux fonctions et aux intérêts parfois contradictoires - maisons de disques, distributeurs, rivaux qui se retrouvent autour d'une même table et se montrent capables d'identifier leurs intérêts communs. L'ADISQ a fait de même au sein de grandes coalitions, que ce soit pour les questions des quotas de chanson francophone ou bien pour le financement de l'industrie (la tournée en région, sous mon mandat), ou encore pour la promotion de la diversité culturelle, une grande idée qui émane de l'ADISQ et qui a fait son chemin au plan international. De ma présidence ressort aussi cette idée d'un Quartier des spectacles à Montréal, lancée au Sommet de Montréal en 2002. L'idée avait été mise de l'avant avec le concert des principaux producteurs de spectacles à Montréal.»

Yves-François Blanchet

2003-2006, producteur et agent d'artistes, pressenti pour être candidat péquiste dans Drummond aux prochaines élections

«Ma présidence a été dans la continuité de mes prédécesseurs. J'en retiens surtout la notion de responsabilité : la musique n'est pas simplement un produit que tu fabriques et que tu mets ensuite sur le marché. L'ADISQ a été assez fédératrice, crédible et solide pour aller sur le terrain politique, afin de faire valoir les intérêts de l'industrie de la musique avec beaucoup de crédibilité. Durant mon mandat, la question du téléchargement était fondamentale : la bibitte était assez nouvelle, elle suscitait des terreurs extraordinaires. Maintenant, on sait mieux à quoi s'en tenir, on peut définir un horizon à partir duquel la masse critique des CD ne sera plus viable, bien que ce soit un processus beaucoup plus long qu'on ne l'aurait imaginé. En fait, j'ai du mal à identifier une seule grande réalisation de l'ADISQ : bonification du financement, lutte contre le piratage, Quartier des spectacles, etc.»

Claude Larivée

Président depuis quelques mois, producteur de disques, gestionnaire de salles de spectacles, agent d'artistes

«J'ai 40 ans, l'ADISQ a 30 ans, elle a toujours été dans ma vie. Pour moi, l'ADISQ n'était qu'un gala. Je me suis rendu compte qu'il s'agissait d'un organe de réflexion pour une industrie qui se professionnalise de plus en plus. J'y suis débarqué au moment où tous les grands dossiers s'y structuraient. J'arrive à la présidence au moment où le groupe de pression décrit par mes prédécesseurs est hautement crédible. L'organisation est solide, son personnel est hyper performant sur tous les plans. L'ADISQ est devenu un lobby puissant.»



Les grand défis de l'ADIQ


Guy Latraverse : militer pour une hausse du financement public

«Pendant une trentaine d'années, j'ai produit des disques et des spectacles sans aucune forme d'aide. Ça n'existait pas. Trente ans plus tard, j'ai dû débarquer parce que c'était rendu invivable. J'ai alors bifurqué vers la télévision, où l'on peut bâtir des productions subventionnées à hauteur de 55 %. Mais pourquoi la chanson et la musique n'obtiennent-elles pas ces appuis-là ? Ce maigre 30 millions alloués à l'industrie de la musique, c'est dérisoire !»

Pierre Rodrigue: l'industrie de la musique doit changer de discours

«Jamais l'humain n'a consommé autant de musique qu'aujourd'hui... Le drame, c'est que ceux qui contribuent au répertoire de la création ne sont pas rétribués à la hauteur de cette consommation. Le premier défi de l'ADISQ en ce sens, c'est de trouver un meilleur rendement à l'investissement dans le contexte actuel. Le financement public a été amélioré, certes, mais jusqu'à quand les gouvernements et la population continueront-ils de permettre cette injection d'argent avec de moins en moins de résultats mesurables dans la consommation ? L'ADISQ doit donc développer un discours différent, puisqu'il est de moins en moins possible de mesurer l'impact d'un financement public dans les ventes de disques. Parallèlement, l'ADISQ doit faire cesser ce saupoudrage de petites sommes aux producteurs pour éviter la fermeture d'entreprises trop fragilisées. C'est le seul secteur que je connaisse où il n'y a pas eu de consolidation. Avec la mondialisation et le numérique, l'écosystème de la musique a considérablement changé. Comment fera-t-on désormais pour la rentabiliser ? Pour les années qui viennent, le défi de l'ADISQ est de contribuer à trouver la réponse.»

Jacques K. Primeau: l'urgence de rémunérer les contenus québécois

«La question fondamentale, c'est de savoir comment se porte la création musicale. Y a-t-il encore une vaste production de talents québécois ? Le public est-il encore au rendez-vous ? La réponse est oui. Je pense que plusieurs producteurs combinent activités rentables et coups de coeur à visées essentiellement artistiques. Nous, producteurs, avons cette responsabilité de faire ressortir ce qu'il y a de meilleur dans le talent québécois. Et je crois que nous assumons cette responsabilité. Il faut aussi faire observer que le vedettariat québécois et cette production culturelle créent un impact positif sur l'ensemble de l'économie locale. Or, la révolution numérique nous oblige à bouger, et les éléments de solution doivent passer d'abord par la distinction entre contenant et contenu. La situation actuelle est la suivante : pour une chanson payée sur l'internet, 19 autres sont téléchargées gratuitement. Pendant ce temps, les consommateurs déboursent de plus en plus pour l'équipement qui leur sert à lire ces contenus musicaux mal rétribués. Et la fourniture d'accès internet ? Elle rapporte environ 4 milliards de dollars par an... Alors ? Il faut rééquilibrer les revenus. Il faut envisager la chose de façon globale, bien au-delà de la musique.»

Yves-François Blanchet: pour une offensive sur l'internet

«Contrairement à ce que plusieurs soutiennent, on ne pourra pas se reprendre avec les ventes de billets de spectacles et les T-shirts. C'est peut-être possible à court terme dans un marché de 60 millions de personnes comme la France, ça ne l'est pas dans un marché de 6 ou 7 millions de francophones. C'est pourquoi il me semble inacceptable que le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) ne prenne pas position dans le dossier de l'internet. C'est un dossier dont l'ADISQ doit assumer le leadership en fédérant d'autres groupes et associations afin de mettre fin à la crise actuelle - téléchargement gratuit, baisse des ventes de CD, « futurologie » destructrice de certains médias, etc. L'ADISQ, il faut dire, a été sur la défensive depuis le début du phénomène internet, elle devra passer à l'offensive. Aujourd'hui, plusieurs parlent de l'industrie de la musique comme d'un vieil establishment culturel. La musique serait l'ancien héros de la culture, alors qu'elle est omniprésente dans notre quotidien, elle est la forme artistique la mieux ancrée dans nos vies. D'autant plus qu'elle l'est dans les autres formes de création : cinéma, télévision, jeux vidéo, etc.»

Claude Larivée: adapter la production au nouveau contexte

«Il y a une dizaine d'années, on est partis en peur au Québec, en misant sur des budgets de production variant entre 60 000 $ et 100 000 $. Avec la crise actuelle du disque, la balloune est bel et bien crevée. La chanson produite comme art, c'est-à-dire sans objectif commercial (1000 exemplaires ou moins), ne peut plus être soutenue par des labels indépendants comme La Tribu. Il faut savoir que d'importants labels américains comme Sub Pop produisent des albums avec des budgets restreints dans un contexte de crise, c'est-à-dire 30 000 $ à 40 000 $ et qu'ils vendent à 300 000 exemplaires... Alors que nous, avec des budgets de 60 000 $ et plus, faisons encore des disques qui seront vendus à moins de 10 000 exemplaires ! Le défi principal de notre industrie, bien sûr, demeure la dématérialisation de la musique. Je travaille avec les Cowboys Fringants, le groupe d'une génération qui a acheté des disques il y a 10 ans et qui en achète moins, sauf peut-être pour son groupe préféré. À court terme, il n'y pas de réponses au problème, il n'y a que des questions. Et quand on parle de piratage, je demeure ambivalent...»