Le 8 août, un monument s'est tu. Or, 20 ans après la mort de Félix Leclerc, force est de constater que ses mots résonnent toujours. Que leur force fascine. Et inspire. L'ombre de son passage sur ce coin de terre, qu'il a chanté comme nul autre, a laissé une marque que les années n'ont pas altérée, révèlent des témoignages d'artistes et de personnalités qui l'ont côtoyé et admiré.

Stéphane Venne

Auteur

«Félix Leclerc a inventé deux choses: une sorte d'artiste et une sorte de Québécois. Avant lui, dans le monde francophone, un type qui chante ses propres chansons tout seul avec sa guitare, ça n'existait pas. Brassens, Brel et les autres (dont notre Claude Gauthier, puis Jean-Pierre Ferland, à l'orée des années 60) sont venus après Félix, et, respectueusement, ne s'en sont jamais cachés. Ça existait aux États-Unis, surtout chez les bluesmen noirs et autres musiciens noirs ou blancs des États pauvres du Sud. Mais pas chez nous. Ni en France. Or, un créateur qui chante ses chansons sans orchestre ni aucun autre type d'accompagnement extérieur à lui, c'est fatalement responsable de tout: de son répertoire, de l'ambiance sur la scène, et presque de l'attention du public. Sur scène, c'est chez lui; il en est le roi, heureux ou pas. Mais il est libre. Et c'est là qu'arrive l'autre créature de Félix: le Québécois libre. À propos de son île d'Orléans, il a finalement dit: «Ici, c'est chez moi, donc c'est à moi, point final, pas négociable.» Et on sait que l'île, c'était pour Félix une métaphore du Québec. Mais ça a pris du temps. Une bonne vingtaine d'années. Car dans les années 50, il fut une vedette en France qui s'est laissée appeler «Le Canadien». Oui, ça lui a pris du temps, à Félix. Comme pour René Lévesque. Les choses importantes prennent toujours du temps. Les vrais penseurs savent cela, ils savent la lenteur méditative de la réflexion. Les vrais combattants savent cela aussi, ils savent la difficulté inhérente à l'avancement des choses graves et grandes.

«Ce qu'il reste de Félix? Tout. Ce qu'il a inventé ne disparaîtra pas. Parce que la vérité est immuable. Et parce que l'Histoire a tout son temps.»

Propos recueillis par Valérie Lessage, Le Soleil

Johanne Blouin

Chanteuse

Le destin de Johanne Blouin a été lié à celui de Félix Leclerc, en 1987, lors d'un concours organisé par Radiomutuel. «On cherchait une voix féminine pour interpréter Le p'tit bonheur, consacrée alors comme l'une des cinq plus belles chansons du Québec. Elle deviendra ma chanson porte-bonheur.» En effet, l'année suivante, elle lance un premier album, Merci Félix. «Un projet que j'ai accepté avec beaucoup de candeur, mais qui a coulé de source.» À travers neuf titres populaires, dont Bozo, elle revisitera l'oeuvre du chansonnier. Elle recevra d'ailleurs le Félix de la meilleure interprète pour ce disque vendu à plus de 175 000 exemplaires. Avant d'enregistrer, Johanne Blouin souhaitait toutefois avoir l'avis du principal intéressé. Lorsqu'elle le rencontre enfin, elle se souvient qu'elle voyait son «oreille bouger». «Puis, Félix s'est levé et a dit: «C'est beau, c'est dont beau»», se remémore-t-elle glissant au passage qu'il préférait sa relecture du Train du Nord. «Pourtant, ma version était plus rock que l'originale, mais Félix aimait la jeunesse.» La dernière fois qu'elle a vu Félix, c'était en juillet 1988. Elle venait lui présenter l'enregistrement d'un spectacle qu'elle avait donné lors du Festival d'été de Québec devant 15 000 personnes. Lors de son interprétation du Tour de l'île, la foule a gardé le silence. En voyant cela, Félix lui dira, étonné: «Ils m'écoutent encore!»

Propos recueillis par Stéphanie Bois-Houde, Le Soleil

Georges Moustaki

Auteur-compositeur-interprète

«Félix Leclerc , il a apporté de l'oxygène. Il a ouvert des fenêtres, il a apporté l'air du large, du lyrisme, de la poésie. Il m'a beaucoup impressionné. Je suis allé le voir à l'île d'Orléans la première fois que je suis venu dans votre pays. Ses chansons ressemblaient à l'homme et l'homme ressemblait à ses chansons.»

Propos recueillis par Valérie Lesage, Le Soleil

Stéphane Archambault

Membre du groupe Mes Aïeux

Il a apporté ses lettres de noblesse à la chanson. Il a été le premier chansonnier québécois à être perçu comme un auteur sérieux. Donc, il nous a donné le droit de revendiquer une place dans la chanson francophone. Il a aidé les Québécois à s'assumer, à prendre leur place, à dire: «Voici qui je suis et je n'ai pas honte, même que vous allez trouver ça intéressant qui je suis et d'où je viens.» Il a fait exploser la frontière locale. «Que reste-t-il de lui aujourd'hui? Ses enfants se portent très bien! La chanson québécoise n'a jamais été si bien représentée à l'extérieur du Québec. Les gens que je connais qui font le métier et qui vont en France, ça marche Dumas, Pierre Lapointe, Les Trois Accords et même le rock de Galaxie ou du groupe Le Nombre, il trouve son public. Y a de la chanson québécoise décomplexée qui se promène de l'autre bord et je vous jure que les Français trouvent ça intéressant. C'est ça que nous a légué Félix: assez de fierté pour dire voici qui je suis.»

Propos recueillis par Valérie Lesage, Le Soleil

Pierre Gravel

Ex-éditorialiste à La Presse

Je conserve mon plus beau souvenir de Félix dans un vieux carnet de notes que j'utilisais quand j'étais jeune journaliste à Paris en 1965. Un soir, dans un café de Pigalle, tout à côté du théâtre des Trois Beaudets où il présentait une pièce intitulée Le p'tit bonheur (comme la chanson), Félix était vexé, déçu, choqué par les commentaires de la presse montréalaise sur ce spectacle qui, disait-on, projetait une mauvaise image du Québec en France... Saisissant mon carnet et mon stylo, il griffonna luimême ces mots sur ce qu'il considérait comme un complexe évident chez ses compatriotes:

Un colonisé c'est

Un homme dépersonnalisé

Qui parle, s'habille comme son maître,

Le singe et le lit

Et qui au fond

Le hait et l'envie.

Un homme libre

C'est un homme qui n'a pas honte

De ses père et mère

Ni de son milieu

Qui circule tête haute sur la planète

Commandant le respect et la fierté.

Sois toi-même et le roi te recevra.

F.L.»

Renée Claude

Chanteuse

«Il a tout apporté à la chanson au Québec. Il ne faut pas être aveugle ou injuste, il y avait des choses qui existaient avant lui, dont la fameuse madame Bolduc qui était formidable, mais si on parle de la chanson telle qu'on la conçoit et qui peut être appréciée de différentes cultures françaises, Félix Leclerc a été le premier qui a donné confiance aux Québécois, à leurs capacités de créativité. Dans ce temps-là, pour qu'un artiste puisse être apprécié du public, il fallait que ça vienne d'ailleurs; de France, des États-Unis. Un interprète à la limite, on l'acceptait. Mais pour l'écriture, Félix Leclerc a même dû aller en France pour avoir l'approbation du public. Un gars avec une guitare qui s'installe sur un tabouret, on le regardait comme un fou au début. En France, il a tout de suite été reconnu, même par les plus grands. Georges Brassens, il dit que c'est Félix qui l'a influencé. Alors, il a apporté une confiance. Il n'y a plus un Québécois qui va rire parce que quelqu'un écrit ses chansons. Il faudra du temps pour se débarrasser de notre manque de confiance parce qu'on a été un pays colonisé. Mais on a maintenant une vraie vedette internationale en la personne de Céline Dion et plus d'un Québécois ne peut songer qu'on ne peut pas réussir ailleurs. Félix Leclerc a été le pionnier, il a démarré l'affaire.»

Propos recueillis par Valérie Lesage, Le Soleil

Michel Rivard

Auteur-compositeur-interprète

«Je vois encore ses 78 tours. Comme je ne savais pas encore lire, ma mère, pour que je puisse identifier la chanson que je voulais écouter, avait dessiné sur les pochettes: un soulier pour Moi mes souliers, un petit radeau pour Bozo. J'entendais les adaptations québécoises des succès américains, les chanteurs français à la radio, mais à l'écoute de Félix Leclerc, j'avais l'impression qu'il ne ressemblait à rien d'autre. Il ne chantait pas en joual, le langage des rues de Montréal, mais dans une langue très châtiée, il m'ouvrait une porte. Même si, seul à la guitare à ses débuts, il était dans un format proche de Brassens, Béart ou Brel, ce que Félix avait d'unique, de différent, nous parlait... nous ressemblait. Je suis très fier d'avoir vécu tout cela, même en étant tout petit.»

Propos extraits du magazine Chorus, été 2008