Au bulletin de nouvelles, les images étaient spectaculaires. Mais 24 heures plus tard, à travers les vitres de la Porsche Cayenne de DJ Dax, il ne restait pratiquement plus aucune trace de l'émeute qui avait embrasé Montréal-Nord la veille.

Sur la banquette en cuir caramel à côté de moi, Imposs, la vedette du rap québécois, regarde défiler les rues de Montréal-Nord sans émotion particulière. Je l'ai appelé pour qu'il me donne son «poing» de vue, comme il l'a fait sur son premier album solo sorti il y a un an sous le titre Mon poing d'vue, et dont une seule pièce - Rien d'interdit - a fini par se tailler une petite place sur Radio Énergie.

Imposs, un Haïtien de 27 ans de son vrai nom Stanley Salgado, membre de Muzion, un groupe hip-hop reconnu pour ses chansons engagées, m'a dit oui tout de suite.

Pendant plus d'une heure au café créole Chez Toutou, rue Bélanger, le rappeur aux bagues et aux chaînes en or, à la dégaine de dur à cuir, mais à la timidité polie de jeune fille, m'a raconté sans hargne des bribes de sa vie. L'enfance à Saint-Michel avec ses deux soeurs, un père absent, une mère qui en arrache et qui multiplie les jobbines pour payer le collège privé à ses enfants. L'humiliation subtile mais quotidienne dans le regard des camarades d'école blancs. Les tentations de la rue, l'appel de la musique.

«Mon histoire est celle de tous les Haïtiens nés ici. Ma mère s'est saignée pour que j'aille au collège Jean-Eudes, mais c'est pas évident pour un fils d'immigrant de fréquenter le même collège que les fils de riches pour qui t'es un moins que rien. J'ai fait des conneries et j'ai dû partir. À force de te faire dire qu'on te tolère, à force d'entendre Retourne dans ton pays, à force de voir tes parents travailler comme des chiens pour payer le loyer d'un apart dégueulasse, tu sens le désespoir et la rage te gagner. Moi, j'ai été chanceux, à cause de la musique, j'ai pas eu le temps d'être happé par la rue. À l'adolescence, quand mes amis m'appelaient pour faire des mauvais coups, combien de fois je leur ai répondu: Pas tout de suite j'ai un texte à finir. La musique c'est une passion, c'est la liberté, mais c'est surtout une porte de sortie.»

Quand l'émeute a éclaté dimanche soir, Imposs était dans l'avion qui le ramenait de Rouyn-Noranda en compagnie de la bande de Belle et Bum avec qui il se produit en spectacle un peu partout au Québec cet été. Il n'a pas été surpris d'apprendre que des voitures et des commerces avaient été saccagés par des jeunes en colère.

«La question n'est pas de savoir si on est pour ou contre les émeutes, mais d'essayer de comprendre leur source. Et la source, c'est que le Québec a peur de perdre son identité et, de ce fait, a peur d'intégrer les autres dans sa culture. J'ai écrit une chanson là-dessus, qui dit: entre mon monde et le vôtre, y'a un grand écart. On a beau croire que la société québécoise n'est pas raciste, le rejet qu'on vit est plus fort qu'il en a l'air. Passe encore quand tu te fais arrêter sans raison par les flics. Mais quand tu te cherches un job ou un logement décent, ce rejet devient criant.»

Comme plusieurs intervenants de Montréal-Nord, Imposs pense que le projet Éclipse, créé à coups de millions pour lutter contre les gangs de rue, a pourri l'atmosphère et intensifié le profilage racial. «On dirait que pour les policiers d'Éclipse, dès que t'es noir ou latino et que t'es dans la rue, tu fais forcément partie d'un gang. Désolé, mais c'est pas toujours le cas.»

Imposs parle bien des problèmes de sa communauté, mais il les chante encore mieux. Dans la Porche Cayenne de son copain, les paroles de la chanson Monte mes gardes résonnent avec une troublante acuité. «Les politiciens se foutent de qu'on pense/Personne nous écoute/Au prix où la vie coûte, y'a rien qui compense.../Vive le Québec libre où on est comme menottés...»

Des vagues d'émotion décuplée par la richesse chatoyante des arrangements et par la voix expressive d'Imposs déferlent dans cette voiture trop luxueuse dans laquelle j'ai eu peur de monter. Sur le coup, j'ai cru que s'aventurer dans Montréal-Nord à bord de cette rutilante bagnole, à la face de gens écrasés par la pauvreté, serait de la pure provocation. «Ils vont nous lapider!» ai-je lancé à Imposs. Celui-ci m'a répondu par un regard bienveillant.

«Je pense que t'as pas compris.

Compris quoi?

Compris que le meilleur service que je puisse rendre à ma communauté, c'est de réussir. Parce que chaque ti-cul comme moi qui s'en sort donne le signe aux autres qu'il y a de l'espoir.»

Je suis montée dans la Porsche Cayenne sans dire un mot pendant que le DJ glissait Mon poing d'vue dans le lecteur et montait le son des 12 haut-parleurs au coton. Nous avons roulé longtemps dans les rues calmes et bordées d'arbres de Montréal-Nord, à des années-lumière des rues sales du Bronx ou de South Central à Los Angeles. Puis j'ai aperçu une voiture de police devant nous. En dépassant le policier qui venait d'arrêter un automobiliste noir, j'ai senti Imposs et ses amis se crisper et retenir leur souffle. Le temps qu'on s'éloigne du flic, personne n'a passé de remarque. C'était inutile. Tout avait été dit.