Sacrée l'une des 30 personnalités de moins de  30 ans les plus prometteuses de la sphère médiatique américaine par le magazine Forbes, la journaliste québécoise Elizabeth Plank, désormais installée à New York, couvre l'élection présidentielle américaine pour le site Vox.com. Discussion avec une féministe phare de la génération Y.

Quel est ton bilan de cette drôle de campagne électorale?

Ça fait un an et demi que je couvre cette élection, mais j'ai l'impression que ça fait cinq ans. Tous les jours, il y a quelque chose de nouveau. J'ai trouvé ça très exigeant. Le 9 novembre, plusieurs vont avoir besoin d'une thérapie! (rires)

D'un point de vue journalistique, Donald Trump, c'est une bénédiction quotidienne, non?

Oui et non. Moi, je ne travaille pas à CNN. Ça ne m'intéresse pas d'analyser une nouvelle citation de Trump tous les jours. J'ai fait une vidéo sur les mensonges de Trump. Ça n'a pas été difficile à faire, sauf qu'on ne savait pas quand s'arrêter! Il en rajoutait tous les jours. Il dit des choses qui sont objectivement racistes et sexistes. Ça devient difficile de couvrir ça de manière «équilibrée» lorsqu'on sent une pression de contrebalancer ses déclarations avec ce qui tourne moins rond dans la campagne d'Hillary Clinton. J'ai moi-même été coupable de chercher à trouver un équilibre dans ce déséquilibre. De peur de paraître pro-Hillary Clinton. Les standards ne sont pas les mêmes pour les deux. Il faut qu'Hillary Clinton ait l'air «présidentielle», alors qu'on demande seulement à Trump de ne pas trop déraper sur les musulmans, les immigrants, les femmes. Il y a deux poids, deux mesures.

Trump suscite beaucoup d'indignation. Est-ce qu'on peut s'épuiser dans l'indignation, comme observatrice?

Oui! À plusieurs reprises, j'ai fait des cauchemars à propos de cette élection et de Donald Trump. Ça fait quelques années que je travaille dans les médias comme journaliste «féministe». Je me spécialise dans l'inégalité entre les sexes et j'ai l'habitude de faire des reportages là-dessus. Mais on est dans une tout autre sphère. Je me console en constatant que Donald Trump a relancé le mouvement féministe. Ce n'était pas son intention, évidemment, mais il incarne parfaitement les stéréotypes et les inégalités qui existent encore en 2016 entre les hommes et les femmes, aux États-Unis et ailleurs. Si un film avait été scénarisé par une féministe sur la première femme à devenir présidente des États-Unis, le «méchant» misogyne et raciste serait moins caricatural que Donald Trump.

J'allais justement te demander si, ironiquement, Donald Trump n'avait pas fait davantage de bien que de tort au mouvement féministe... Il prêche les convertis, ceux qui partagent son point de vue, mais, pour les indécis, il va peut-être être un éveilleur de consciences.

La candidature de Donald Trump présente une occasion en or pour le mouvement féministe de mettre en évidence les problèmes qui existent encore dans notre société. Pourquoi le féminisme est si important, pourquoi il faut continuer d'en parler et pourquoi on doit continuer de lutter pour les droits des femmes. Mais il n'a pas seulement aidé le féminisme; il a aussi aidé Hillary Clinton à se rapprocher des féministes. Ça fait un an qu'on ne sent plus d'enthousiasme face à la possibilité qu'une femme devienne présidente des États-Unis. On appelle ça «le déficit d'enthousiasme», qui se mesure surtout chez les jeunes femmes. Mais le fameux «nasty woman» de Trump a été un tournant. C'est du sexisme «vintage», vieille école, même pas voilé. Les jeunes femmes qui ont entendu cette insulte-là ont trouvé ça presque drôle. Elles le portent comme un insigne d'honneur. C'est le cri de ralliement féministe dont Hillary Clinton avait besoin.

J'ai beaucoup aimé la vidéo qui accompagnait ton texte sur Vox [une fausse publicité pour le faux parfum Nasty Woman]...

On l'a filmée tout de suite après le débat, à 3 h du matin!

Les débats ont mis en lumière le vrai Donal Trump. Il a interrompu Hillary Clinton 47 fois dans le premier débat, trois fois plus qu'elle ne l'a fait. Il incarne un sexisme qu'on ne voyait plus au grand jour. Ça a vraiment permis aux femmes de s'identifier à Hillary Clinton. C'est plus difficile de ne pas aimer quelqu'un pour qui on ressent de l'empathie. Pendant les débats, la plupart des femmes ont pu se mettre dans les souliers d'Hillary Clinton.

Pourquoi, à ton avis, Hillary Clinton n'a pas su susciter plus d'enthousiasme auprès de l'électorat, féminin en particulier?

Il y a plusieurs raisons. Avant qu'Hillary Clinton ne brigue l'investiture démocrate, elle était extrêmement populaire, notamment auprès des jeunes femmes. J'ai assisté à certaines de ses conférences et sa cote d'amour était énorme. Mais dès que la campagne a commencé, les choses ont changé. Des études démontrent que l'on n'aime pas les femmes qui désirent plus de pouvoir. Sa cote de popularité a aussi fléchi quand elle est devenue secrétaire d'État. Mais en 2012, elle était devenue la politicienne la plus populaire de Washington. Son impopularité pendant la campagne est presque du niveau de celle de Donald Trump, qui est le candidat le moins populaire de l'histoire. On n'est pas encore à l'aise avec l'idée d'une femme présidente aux États-Unis.

Son impopularité témoigne autant du patriarcat que d'Hillary Clinton elle-même...

Vraiment. Il y a aussi que les primaires ont été particulièrement difficiles pour elle en raison de la popularité de Bernie Sanders. J'ai assisté à plusieurs de ses rallyes. Il a mené une campagne extraordinaire. Le mouvement qu'il a créé est phénoménal. Mais certaines de ses attaques étaient particulièrement sévères. Il a reproché à Hillary Clinton de placer ses ambitions personnelles devant le Parti démocrate. On ne reprocherait pas à un homme d'être ambitieux et de vouloir devenir président. Et il a mis du temps à concéder la victoire, si bien qu'elle avait deux adversaires: non seulement Donald Trump, mais aussi Bernie Sanders.

Qui a séduit la gauche et les jeunes...

Exactement. D'ailleurs, jusqu'à récemment, Trump utilisait encore les attaques de Bernie Sanders contre Hillary Clinton. «Elle n'a pas le jugement nécessaire», etc. Les milléniaux commencent à se ranger, un peu par dépit, derrière Hillary. Elle est perçue comme le moindre de deux maux. Je le répète: je pense qu'une partie de la responsabilité revient aux médias, qui ont jugé Hillary Clinton et Donald Trump sur deux échelles différentes.

Hillary Clinton est de loin la candidate la plus qualifiée - peut-être la plus qualifiée de l'histoire. Pourtant, pour bien des gens, ce n'est pas assez. Peut-être que cette élection nous forcera à réfléchir davantage à notre perception du rôle que l'on accorde à la femme dans la société.

Sans me comparer d'aucune façon à Hillary Clinton, je me suis identifiée à ce qu'elle vit, parce que c'est à l'image de la manière dont on traite les femmes qui réussissent dans notre société.