Le réseau anglais de Radio-Canada a été inondé de plaintes pour avoir refusé de diffuser les caricatures de Mahomet dans la foulée des attentats de Charlie Hebdo. Il s'agit d'un contraste saisissant avec le réseau français, qui n'a pas reçu un seul courriel pour dénoncer sa décision de reproduire les dessins.

Des documents obtenus par La Presse grâce à la Loi sur l'accès à l'information révèlent que plus de 200 personnes ont porté plainte à la CBC dans les jours qui ont suivi les attaques contre le journal satirique et une épicerie juive à Paris. Ils accusent la société d'État d'avoir failli à sa mission d'informer la population sur les attentats qui ont fait 20 morts au début du mois de janvier.

Au total, ce sont exactement 224 courriels que CBC a reçus pour dénoncer le refus de diffuser les caricatures de Mahomet. «Lâche», «cynique», «hypocrite»: des auditeurs ne mâchent pas leurs mots pour dénoncer la décision.

«C'est un jour triste pour le journalisme canadien lorsque la question qui détermine ce qui doit être diffusé n'est pas "comment peut-on informer?", mais plutôt "qui pourrions-nous offenser?"», a dénoncé un auditeur. «C'est votre obligation, en tant que diffuseur national, de faire preuve de courage et de solidarité avec ceux qui sont morts en défendant leur liberté d'expression, renchérit un résidant de Vancouver. Que vous ne voyiez pas l'ironie de votre position fait de vous de mauvais journalistes. Et des lâches. Honte à vous.»

Même si elle a été inondée de critiques, la CBC a aussi reçu 41 courriels en appui à sa décision. La plupart de ces auditeurs ont salué la mesure du diffuseur et sa sensibilité à l'égard de la communauté musulmane. «Bien que les dessins ne me choquent pas, je ne vois pas le but de frotter du sel dans les plaies de plusieurs, modérés ou pas, que les images peuvent rendre mal à l'aise. Pour moi, c'est l'équivalent de crier que NOS valeurs chrétiennes sont supérieures à VOS valeurs. Pire, c'est un peu comme ridiculiser LEURS valeurs», explique un auditeur.

«Menace à l'unité nationale»

Les médias francophones du Québec, ainsi que le réseau français de Radio-Canada, ont tous reproduit des caricatures de Charlie Hebdo. Le contraste avec le Canada anglais, où la grande majorité des journaux et réseaux télévisés n'ont pas diffusé les dessins, n'a pas échappé aux critiques de la CBC. «Pourquoi les Canadiens de langue française se voient-ils accorder un meilleur accès à l'information?», demande un auditeur.

Un autre craint que la décision mette carrément en péril l'unité nationale du Canada. «Je suis indigné par cette décision, qui menace l'unité nationale entre Canadiens anglophones et francophones. Je suis aussi choqué que la CBC ne parle pas d'une seule voix sur ce dossier.»

La CBC a expliqué sa politique sur les caricatures par son désir de ne pas offenser les Canadiens de confession musulmane. Mais certains auditeurs ont souligné que le diffuseur a diffusé d'autres caricatures de Charlie Hebdo, dont certaines ridiculisent le pape. Ils accusent la CBC d'instituer un régime de deux poids, deux mesures à l'égard des religions. «Pourquoi un statut spécial pour les musulmans?, demande un auditeur. Vous ne semblez pas avoir de problèmes à offenser les chrétiens, en tant que groupe, ou les juifs ou les militants pro-vie.»

Pas de raison de changer

La direction de la CBC reconnaît avoir reçu un grand volume de plaintes sur la non-diffusion des caricatures de Mahomet. Prendrait-elle la même décision si un événement semblable devait se produire? «C'est pas mal hypothétique, a convenu en entrevue David Studer, directeur des normes et pratiques journalistiques à la CBC. Je ne vois pas une raison de changer la décision qui a été prise, mais je ne peux anticiper quelle décision nous prendrions à l'avenir, selon les circonstances.»

M. Studer, qui a participé à de nombreuses tribunes téléphoniques pour expliquer la décision, souligne que nombre de courriels critiquant sa position étaient motivés par une hostilité à l'égard des religions. Il dit aussi ne voir aucun problème au fait que le réseau français de Radio-Canada ait décidé de diffuser les dessins. «C'est un cas où des gens raisonnables, se comportant de manière sensible et authentique, peuvent arriver à des conclusions différentes.»

Par ailleurs, on aurait pu croire que des organisations musulmanes auraient critiqué Radio-Canada pour avoir décidé de diffuser les caricatures de Mahomet. Mais nos documents indiquent au contraire que le réseau français n'a reçu aucune plainte pour sa prise de position. Cette information est confirmée par le porte-parole du diffuseur public, Marc Pichette. «On n'a reçu aucune mise en demeure, ni menace de poursuite non plus», a précisé M. Pichette.

-Avec la collaboration de William Leclerc