Le 6 juin dernier, le quotidien The Guardian publiait le premier d'une longue série d'articles signés Glenn Greenwald portant sur les opérations d'espionnage de la National Security Agency (NSA) aux États‑Unis et dans le monde. Ces révélations étaient tirées de documents divulgués par le consultant Edward Snowden qui avait choisi de se confier à Greenwald, blogueur et journaliste reconnu pour ses nombreux reportages sur les abus de pouvoir des gouvernements.

Le patron du Guardian, Alan Rusbridger, se doutait bien qu'il s'agissait d'une grosse histoire, mais il n'aurait jamais pu prévoir que son journal allait être la cible d'attaques de la part de son propre gouvernement.

«Quand le reporter du Guardian, Ewen MacAskill, m'a appelé de Hong Kong où il accompagnait Glenn Greenwald et la cinéaste Laura Poitras à la rencontre d'Edward Snowden, il m'a dit: ce sera l'histoire d'une vie. Je le croyais, mais je ne pensais jamais que cela nous mènerait là ou cela nous a menés», a confié Alan Rusbridger en entrevue à La Presse.

La couverture journalistique des opérations d'espionnage de la NSA ressemble en effet à un roman d'espionnage: non seulement Edward Snowden a dû s'exiler en Russie, mais Glenn Greenwald se sent plus en sécurité au Brésil, son conjoint a été intercepté par la police à l'aéroport d'Heathrow et les éditeurs du Guardian ont dû détruire des disques durs sous l'oeil d'agents des services secrets britanniques. Un scénario digne de John le Carré!

Comparution

Au fil des semaines et des révélations, la pression s'est faite de plus en plus forte sur le Guardian, que le gouvernement britannique de David Cameron accuse de mettre en péril la sécurité du pays. Le 3 décembre dernier, c'est donc devant un comité des affaires intérieures qu'Alan Rusbridger a comparu pour répondre à des questions portant sur la couverture du Guardian à propos des activités d'espionnage des agences britanniques et américaines.

«Je ne pensais pas que cela se terminerait de cette façon, qu'on allait être démonisé de la sorte, souligne le rédacteur en chef du Guardian. On a essayé de ne pas devenir le coeur de l'histoire dans tout ça, tout comme Edward Snowden d'ailleurs, qui n'a pas accordé beaucoup d'entrevues, car il était très conscient du risque que les médias s'intéressent à lui plutôt qu'au contenu des documents qu'il dévoilait. Cela dit, tirer sur le messager, c'est le plus vieux truc du monde.»

N'empêche, cette chasse aux sorcières de la part de son propre gouvernement a ébranlé le patron du Guardian qui se demande parfois s'il est encore possible de mener des enquêtes journalistiques dans son pays.

«Depuis six mois, dit-il, il n'y a aucun doute dans mon esprit que les États-Unis sont un bien meilleur pays pour mener ce genre d'enquête, car il y a une protection légale qu'il n'y a pas en Angleterre. Cette protection fait en sorte qu'on peut avoir une discussion adulte avec le gouvernement avant de publier des informations délicates, et ce, sans risque de se faire censurer.»

Alan Rusbridger affirme avoir été impressionné par la réaction de l'administration Obama quand on la compare à celle du premier ministre Cameron.

«Certains de mes collègues au New York Times ou ailleurs vous diraient qu'ils en ont parfois marre de l'attitude de l'administration Obama ou de certaines de ses réactions, mais sur l'affaire Snowden, ils réagissent beaucoup mieux que les Britanniques. Nous avons publié plusieurs reportages à partir des États-Unis [le Guardian a une version américaine en ligne] et nous allons continuer à fonctionner ainsi.»

Toute cette histoire a-t-elle eu un impact sur les façons de faire du Guardian?

«C'est certain que nous sommes allés chercher des conseils en matière de sécurité, souligne Alan Rusbridger.

Nous sommes plus conscients du fait que nous sommes vulnérables et je vous dirais que tous les journalistes y pensent à deux fois avant d'envoyer un texto, un courriel, etc.»

La couverture de l'affaire Snowden a également donné lieu à plusieurs collaborations entre médias habituellement compétiteurs. Est-ce quelque chose qui risque de se répéter? Une nouvelle tendance dans les médias occidentaux?

«Quand il s'agit d'une aussi grosse histoire avec des ramifications partout dans le monde et qui met en jeu des intérêts très puissants qui ne veulent pas voir ces histoires publiées, nous avons tous avantage à travailler en équipe, affirme Alan Rusbridger. C'était d'ailleurs clair dans l'esprit de Snowden qui avait planifié la sortie de différentes informations dans différents pays. C'était très intelligent de sa part, car au fond, les Américains savent plus de choses que nous sur la NSA et les Allemands sont plus intéressés par le fait qu'Angela Merkel a été victime d'espionnage que le sont les Britanniques, etc.»

Le départ annoncé de Glenn Greenwald qui s'en va lancer un nouveau média financé par le patron d'eBay, Pierre Omydar, est sans contredit une grosse perte pour le Guardian. «Nous n'avons pas encore réglé la façon dont nous allons continuer à collaborer avec lui, avoue M. Rusbridger, mais nous gardons le contact et nous continuerons à couvrir le dossier Snowden.»