C'est une scène comme on n'en a jamais vu au Québec: les journalistes de deux grands quotidiens canadiens comparaissaient hier devant le Conseil de presse de l'Ontario pour défendre leurs reportages sur le maire de Toronto, Rob Ford, et son frère, le conseiller municipal Doug Ford. Les audiences étaient publiques et diffusées en direct sur le web.

Les plaintes reçues par le Conseil de presse concernaient deux textes en particulier.

Le premier, qui a fait grand bruit, est ce reportage publié le 16 mai dernier par le Toronto Star dans lequel deux reporters affirment avoir visionné une vidéo montrant le maire de Toronto consommer du crack. Le Star l'avait publié en catastrophe, quelques heures après que le site américain Gawker lui a coupé l'herbe sous le pied avec un reportage similaire.

Puis, neuf jours plus tard, le Globe and Mail a publié un long reportage sur la famille Ford, ses problèmes de toxicomanie et ses nombreux liens avec le monde interlope. Le maire Ford a toujours nié avoir fumé du crack et a déclaré que la vidéo le prouvant n'existait pas. Malgré une offre de récompense de la part du site Gawker, cette fameuse vidéo n'a jamais été retrouvée.

Le travail journalistique sous la loupe

En gros, le Conseil de presse de l'Ontario doit se prononcer sur la qualité du travail journalistique des deux journaux: ont-ils respecté les règles d'éthique? Leurs reportages étaient-ils d'intérêt public ou ont-ils agi de façon irresponsable?

La journée a débuté avec le témoignage de Michael Cooke, éditeur du Toronto Star, qui est venu dire qu'il ne changerait pas un seul mot du reportage que son journal a publié à propos de la vidéo. «Il ne s'agit pas d'une vendetta à l'endroit de Rob Ford, s'est-il défendu, chaque mot de ce papier est exact.» Les journalistes du Star ont précisé qu'ils avaient donné au moins une douzaine de chances au maire de Toronto de répondre aux allégations le concernant. Il les a toutes refusées (hier après-midi, le Star a rendu publiques ses nombreuses démarches auprès du maire de Toronto). Le maire Ford et son frère Doug étaient d'ailleurs les grands absents des audiences d'hier, qui se sont déroulées devant une salle comble.

En après-midi, c'était au tour des journalistes du Globe and Mail de venir expliquer leur démarche journalistique.

Le reportage à propos de la famille du maire, publié le 25 mai dernier, a fait grand bruit. Dans la plainte soumise au Conseil de presse, on remet en question l'intérêt public d'un reportage qui s'intéresse à la famille d'un élu. Le journaliste du Globe and Mail a rappelé que c'est le frère du maire, Doug Ford, qui avait lui-même ouvert la porte en parlant de sa famille en entrevue.

Puis le rédacteur en chef John Stackhouse a rappelé que les règles déontologiques les plus sévères avaient été appliquées dans la production de cette enquête, qui aura duré un an et demi.

Questionné à propos de l'utilisation de sources anonymes, M. Stackhouse a affirmé que c'est une pratique courante en journalisme d'enquête, ajoutant que ces sources avaient non seulement été interviewées par les reporters du Globe, mais aussi par leurs supérieurs ainsi que par les avocats du journal. «Nous avons en outre offert à ces gens, avant et après publication, la chance de témoigner à visage découvert, ce qu'ils ont toutefois refusé.»

Un processus pédagogique

Pour Guy Amyot, secrétaire général du Conseil de presse du Québec, l'exercice exceptionnel qui s'est tenu hier est intéressant entre autres pour son aspect pédagogique. «Cela permet au public de comprendre le fonctionnement d'une salle de nouvelles, la façon dont on applique les normes et les critères lorsqu'on enquête, c'est fort pertinent», note-t-il. Cette expérience pourrait très bien être tentée au Québec, ajoute M. Amyot. «C'est une option que nous allons étudier. Cela permettrait d'augmenter la confiance du public envers les médias.»

La décision du Conseil de presse de l'Ontario sera connue d'ici la fin du mois, et les deux journaux auront l'obligation de la publier dans leurs pages.