Le journalisme d'enquête est en péril en Grande-Bretagne. C'est du moins l'avis d'Alan Rusbridger, rédacteur en chef du Guardian, le quotidien anglais qui a publié les révélations d'Edward Snowden sur l'ampleur de la surveillance gouvernementale aux États-Unis.

Dans un article qui a pratiquement fait le tour du monde et qui a causé une véritable onde de choc dans le monde médiatique et politique, Alan Rusbridger raconte qu'il y a un mois, à la suite de pressions de plus en plus insistantes de la part de représentants du gouvernement britannique, le Guardian a détruit les disques durs contenant les informations recueillies par Edward Snowden.

Ce consultant pour la National Security Agency (NSA) avait confié des informations très délicates sur le système de surveillance de son employeur au journaliste Glenn Greenwald, qui les a publiées dans les pages du Guardian.

Le rédacteur en chef du journal dit avoir obtempéré aux exigences du gouvernement afin d'éviter des poursuites judiciaires qui auraient empêché son journal de poursuivre l'enquête.

Dans une scène surréaliste qui s'est déroulée dans le sous-sol des bureaux du Guardian, - Rusbridger la qualifie de «moment le plus bizarre de l'histoire du journal» -, un journaliste et un informaticien du quotidien ont pulvérisé les disques durs sous l'oeil attentif de représentants du service de renseignements électroniques du gouvernement britannique qui voulaient s'assurer qu'il ne reste plus un seul morceau utilisable.

Une démolition symbolique

Bien entendu, cette séance de démolition est plus «symbolique» qu'autre chose puisqu'il existe d'autres copies de ces documents. Le Guardian l'a d'ailleurs répété à maintes reprises aux représentants du gouvernement, qui ont tout de même insisté pour que tout soit détruit afin d'éviter que le matériel tombe entre les mains d'espions chinois. Comme si le numérique n'existait pas...

Cette intimidation à l'endroit de la presse de la part des autorités britanniques est un chapitre supplémentaire dans ce qui ressemble de plus en plus à un roman d'espionnage tellement les péripéties de l'affaire Snowden sont surprenantes. Le week-end dernier, le conjoint du journaliste Glenn Greenwald, David Miranda, a été intercepté à l'aéroport Heathrow, où il a été retenu durant neuf heures en vertu d'une loi antiterroriste adoptée en 2000. L'article 7 de cette loi autorise l'arrestation d'un individu soupçonné de planifier des actes terroristes en territoire britannique. Miranda, qui compte intenter des poursuites, a été relâché sans qu'aucune accusation soit portée contre lui, mais on a saisi des disques durs, son ordinateur et son téléphone. Il faut savoir que David Miranda assiste son conjoint dans son travail journalistique - les frais de son voyage étaient d'ailleurs payés par le Guardian.

De l'avis général, ces derniers événements n'annoncent rien de bon pour le journalisme d'enquête et pour la démocratie en général.

Dans son texte, le rédacteur en chef du Guardian sonne l'alarme et prévient qu'il deviendra bientôt impossible pour les journalistes de travailler avec des sources confidentielles. Il estime, et il n'est pas le seul, que la liberté de la presse est mieux protégée en sol américain et c'est pour cette raison que l'enquête Snowden se poursuivra désormais dans les bureaux new-yorkais du Guardian.

Une vision plus pessimiste

Dan Kennedy, professeur adjoint à l'École de journalisme de la Northeastern University et blogueur au Huffington Post, est moins optimiste que le rédacteur en chef de The Guardian. Selon Kennedy, rien n'empêcherait le gouvernement américain de censurer les médias pour des révélations de la même nature que celles contenues dans le dossier Snowden.

Selon lui, si la Cour suprême avait autorisé la publication dans le New York Times des Pentagon Papers à l'époque (publication qui a mené au scandale du Watergate et à la destitution du président Nixon), c'est parce que le contenu de ces documents ne menaçait pas vraiment la sécurité des États-Unis.

Or, il en est autrement dans le cas de l'affaire Snowden puisque les informations concernent des opérations qui ont lieu actuellement. «C'est surtout par respect pour la tradition que le gouvernement américain ne brime pas la liberté de presse, écrivait Dan Kennedy hier dans son blogue. Or je pense que ce respect se réduit comme peau de chagrin.» Le prochain chapitre de l'affaire Snowden nous dira si ce professeur de journalisme a raison de s'inquiéter.