L'été dernier, la vidéo d'une fusillade en plein coeur de Times Square a fait le tour du web. On y voyait un individu poursuivi par des policiers, eux-mêmes poursuivis par des dizaines de passants qui filmaient l'incident avec leur téléphone intelligent (on peut revoir cette vidéo dans la section City Room du New York Times du 11 août dernier).

C'est devenu un réflexe chez plusieurs: dès qu'ils sont témoins d'un incident qui sort de l'ordinaire, ils sortent leur téléphone et appuient sur le bouton «enregistrer». Ces petits films amateurs, qui alimentent par exemple la section iReport de CNN, s'inscrivent désormais dans une catégorie en soi, la mobilographie, qui fait l'objet d'une recherche universitaire, a-t-on appris la semaine dernière dans le journal Forum de l'Université de Montréal.

À la tête de cette recherche, le professeur adjoint en études cinématographiques Richard Bégin, qui s'intéresse depuis plusieurs années aux représentations de désastres au cinéma. «Les heures qui ont suivi le tsunami au Japon, le 11 mars dernier, m'ont fait réaliser qu'une nouvelle forme de représentation du désastre et de la violence voyait le jour grâce aux téléphones portables intelligents, explique Richard Bégin dans une entrevue réalisée par courriel avec La Presse. Il existe depuis quelques années déjà de nombreux festivals de mobile film qui offrent une grande variété d'oeuvres produites à l'aide de téléphone portable. Il m'est apparu important d'étudier ce type d'images, puisqu'il prolonge une expérience spatiale et corporelle du sujet et permet ensuite, grâce à l'internet, la circulation de ce que j'appelle une écriture de la mobilité, soit littéralement une mobilographie, qui tend maintenant à s'étendre à la sphère artistique.»

L'apparition des premiers films mobiles remonterait à 2004, moment où les premiers téléphones équipés d'une caméra ont fait leur entrée sur le marché. Richard Bégin rappelle que 2004 est aussi l'année du tsunami de Phuket et que la première présentation du festival Pocket Film, organisé par le Forum des images à Paris, a eu lieu dès l'année suivante.

Depuis, plusieurs petits films tournés à l'aide d'un téléphone ont été primés dans des festivals. Il existe également des films plus longs, toujours tournés à l'aide d'un téléphone et qui, selon le professeur Bégin, sont en voie de révolutionner la cinématographie. Un exemple: Téhéran sans autorisation, de Sepideh Farsi, documentaire tourné au printemps 2008 dans les rues de Téhéran. «Une véritable oeuvre "citoyenne", précise Richard Bégin, parce qu'elle ne s'embarrasse pas du matériel utilisé habituellement pour tourner un documentaire.»

Mais tous ces petits films amateurs peuvent-ils vraiment être qualifiés d'oeuvres cinématographiques? Où s'arrête le voyeurisme et où commencent l'art et la créativité?

«Il y a certes une part de voyeurisme, répond Richard Bégin. Mais je crois surtout que le témoin est également habité par un désir de partager une émotion davantage qu'une information. Les chaînes d'information télévisées utilisent souvent ces images afin d'ajouter un degré supplémentaire d'émotion à un reportage qui ne cherche d'abord qu'à informer. Même si on ne voit rien de l'événement, on ressent ses effets.»

Le professeur de l'Université de Montréal observe d'ailleurs l'influence que ces films exercent désormais sur les médias d'information. «Qu'on pense à des capsules comme "Mon Topo" (NDLR sur TVA) ou encore au nombre croissant de sites web consacrés au "journalisme citoyen", note-t-il, le néophyte est devenu en quelques années un témoin privilégié de l'événement, et on ne peut plus en minimiser l'impact sur les médias de masse en général et sur le monde journalistique en particulier. Il faut également prendre en considération l'impact de ces films sur le média cinématographique lui-même. Non seulement l'appareil permet à quiconque le souhaite de réaliser une "oeuvre", mais les nombreuses applications permettent en outre à l'utilisateur d'être un véritable studio ambulant.»

Dans les deux prochaines années, le professeur Bégin et son équipe vont donc recueillir le plus grand nombre possible d'images de désastre, de violence et de catastrophe tournées à l'aide de téléphones portables. Objectif: constituer un fonds d'archives afin d'empêcher que ces films disparaissent. «À partir de ces archives, en confrontant ces images avec les discours auxquels elles ont donné lieu, nous pourrons démontrer qu'il existe désormais un nouveau mode de représentation du désastre, poursuit-il. Ce n'est pas rien, dans la mesure où ce nouveau mode entraîne également une nouvelle esthétique de la violence, soit une nouvelle manière d'être sensible aux événements.» Les résultats de cette recherche devraient être publiés d'ici deux ans.