En 2009, le journaliste Evan Ratliff a tenté une expérience inusitée. Il a complètement disparu de la circulation durant un mois, une aventure qu'il a par la suite racontée dans les pages du magazine Wired. Pour rendre la chose un peu plus amusante, Wired a décidé de lancer un concours: le premier qui découvrirait Ratliff, qui le photographierait et lui dirait le mot «fluke» gagnerait 5000 $.

Au-delà du jeu, Evan Ratliff a toujours été fasciné par les histoires de disparition. «Je me suis toujours intéressé à ce genre de récits», explique le journaliste qui était de passage à Montréal la semaine dernière dans le cadre des RDV WEB d'Infopresse. «J'aurais pu me contenter d'interviewer des gens qui l'ont déjà fait, mais je voulais comprendre l'état d'esprit dans lequel on se trouve. C'est pourquoi j'ai tenté l'expérience moi-même.»

Il y a cinq ou dix ans, disparaître était encore envisageable. Aujourd'hui, avec Twitter, Facebook, les logiciels de géolocalisation, nos multiples adresses courriel, le paiement numérique et les téléphones cellulaires, partir sans laisser de trace est un véritable tour de force.

«Avant, si vous vouliez changer de vie, vous n'aviez qu'à aller à l'autre bout du Canada, note Evan Ratliff. Pour identifier quelqu'un, il fallait envoyer des photos par télécopieur, ça prenait des heures, parfois des jours avant qu'une information ne soit acheminée. Tout est différent aujourd'hui.»

Pour être bien certain qu'on ne le retrouverait pas au bout de deux jours, Evan Ratliff a consacré trois mois à la préparation de son aventure. «J'avais interviewé beaucoup d'enquêteurs et ils me disaient que la plupart des gens qui disparaissent ont tendance à utiliser une partie de leur vieille vie et une petite partie d'une vie inventée, affirme-t-il. Ils vont par exemple inverser leur date de naissance, leur ancien numéro de téléphone, etc. Or, il y a des programmes informatiques conçus spécialement pour trouver ce genre d'information. J'ai donc essayé de produire une toute nouvelle identité à partir de rien. J'ai acheté des téléphones portables en payant comptant, je me suis procuré des cartes de crédit prépayées qu'on peut enregistrer en ligne sous un faux nom. Seuls ma copine et mes parents savaient ce que j'allais faire.»

Un jour d'août 2009, Evan Ratliff a donc quitté son domicile, a roulé jusqu'à Las Vegas où il a vendu son auto. Dans ses valises, quelques vêtements, trois ordinateurs portables, trois ou quatre téléphones cellulaires, certains outils pour avoir accès à l'internet. «Le plus difficile, c'est de s'organiser, reconnaît aujourd'hui le journaliste. J'avais cinq adresses courriel sous de faux noms, des magnétophones et des caméras vidéo, une ceinture pour cacher de l'argent, environ 3000 $, et quelques déguisements.»

Se déguiser, emprunter une nouvelle identité... à écouter Ratliff, on dirait presque un jeu d'enfant. Avec le recul, toutefois, le journaliste dit avoir été assez naïf. «Je pensais que ce serait amusant, j'avais l'impression d'en passer une petite vite au magazine, dit-il. En fait, je croyais que j'allais presque être en vacances. Je m'étais dit: je vais aller à Panama, je vais passer du temps sur la plage et regarder mon ordi de temps en temps en buvant un verre... J'ai complètement sous-estimé à quel point ce serait désagréable et à quel point je me sentirais isolé. J'ai habité dans des hôtels minables, dans des quartiers moches. Au quotidien, c'était même très stressant. Bref, c'était loin d'être des vacances.»

C'est un dénommé Jeff Leach qui a retrouvé Evan Ratliff à La Nouvelle-Orléans au bout de 26 jours. Son équipe et lui, employés de Naked Pizza, ont reçu un courriel annonçant la venue du journaliste dans leur ville et, à l'aide de certains indices, ils ont pu le trouver. Disons que l'allergie au gluten d'Evan Ratliff l'a en quelque sorte trahi.

Avec le recul, l'ex-fugitif tire certaines leçons de son expérience. «Ce qui m'a surpris, ce n'est pas la quantité de renseignements qu'on a découverts sur moi, mais bien la vitesse à laquelle on les a trouvés, observe-t-il. Le moment le plus épeurant a été le premier jour, quand j'ai ouvert mon ordinateur. On pensait qu'il y aurait des lecteurs de Wired qui s'intéresseraient à mon aventure, mais dès les premières heures, il y avait plein d'internautes qui étaient sur mon cas. Tous ces gens qui mettaient en commun leur intellect et leur curiosité formaient comme une force très puissante qui m'a fait vraiment peur. Je m'étais dit: ils vont sans doute trouver où j'habite, mais c'était beaucoup plus que cela. En l'espace de deux ou trois heures, les internautes avaient retracé toutes mes adresses depuis ma naissance, y compris l'adresse actuelle de mes parents.»

Au moment de sa disparition, Evan Ratliff venait d'acheter un appartement à New York avec sa copine. Deux jours plus tard, l'acte notarié avec sa signature était affiché sur le web. «Ils ont pris contact avec mes amis du secondaire pour leur poser des questions, ajoute le journaliste. C'était fascinant de voir comment les gens s'organisaient sur Twitter pour trouver des renseignements sur moi.»

L'expérience d'Evan Ratliff fait réfléchir sur la notion de vie privée et sur la quantité de renseignements que nous laissons dans notre sillage virtuel. Sommes-nous suffisamment prudents lorsque nous circulons sur le web ou sommes-nous plutôt de grands naïfs?

«Je crois que les gens sont prêts à céder un peu de leur vie privée en échange de l'aspect pratico-pratique du web, avance Evan Ratliff. Et c'est bien correct, je le fais aussi. Quand on n'a rien à se reprocher, on se dit: qu'est-ce que j'ai à perdre de toute façon? Depuis mon expérience, il ne m'est rien arrivé de bien particulier si ce n'est que je reçois parfois de drôles d'invitations à l'une ou l'autre de mes fausses adresses. Ce n'est pas bien grave. Ce qui me frappe le plus dans toute mon expérience, c'est de voir à quel point il est difficile de disparaître complètement quand on le souhaite alors que dans notre société, il y a tant de personnes qui sont là, je pense aux sans-abri par exemple, et qu'on ne voit pas...»

Pour en savoir plus sur l'aventure d'Evan Ratliff: wired.com/vanish

Les sources d'Evan Ratliff

Comme bien des gens, Twitter est devenu mon fil de presse quotidien. Sur Twitter, j'aime bien suivre @brainpicker. Je ne sais pas comment elle (Maria Popova) fait pour trouver tous ces sujets intéressants. Je lis également les blogues de The Atlantic, en particulier celui de Ta-Nehisi Coates. Mais je suis encore accro au papier. Je lis la version papier du New York Times du dimanche et je suis abonné à au moins une quinzaine de magazines. J'aime beaucoup Wired et The New Yorker, bien sûr, qui sont au nombre de mes employeurs. Et comme je suis un maniaque de soccer, je lis le blogue Soccer by Ives (soccerbyives.net). Enfin il y a un film - Le passager d'Antonioni - qui m'a inspiré pour mon expérience de disparition.