Le Centre d'histoire de Montréal a lancé un défi à des journalistes de cinq quotidiens montréalais: partir à la chasse aux nouvelles dans le Vieux-Montréal, en illustrant chaque article comme on le faisait en 1870. Aujourd'hui, La Presse publie un reportage de Sylvie St-Jacques sur les «nouveaux marins», réalisé en collaboration avec l'illustrateur Réal Godbout.

Dans un coin caché du quai Alexandra, au Vieux-Port, un chaleureux endroit appelé La Maison des marins accueille d'intrépides voyageurs en provenance des quatre coins du monde. Des horloges indiquent l'heure qu'il est en Europe ou en Asie. Sur un grand tableau sont épinglées des devises d'une centaine de pays. Il y a un billard électronique, plusieurs sofas, un bar, des souvenirs à vendre... Lors de notre première visite, un mercredi après-midi tranquille, deux costauds ukrainiens jouaient au ping-pong pendant qu'un troisième, plus jeune, conversait avec quelqu'un sur l'internet.

Nous y sommes retournés le samedi soir suivant, avec l'espoir que l'endroit serait plus animé. Mais c'était plutôt tranquille. Jessie Raban, jeune marin dans la vingtaine aux allures d'adolescent, jouait de la guitare tout seul sur un banc. Il n'y avait pas âme qui vive dans la confortable pièce de cinéma maison où une vaste sélection de DVD est à la disposition des cinéphiles. Aucun marin ne jouait au billard et le coin karaoké était aussi mort qu'un mardi soir à Winnipeg.

En fait, l'activité se concentrait surtout devant des ordinateurs, où quelques marins avaient les yeux rivés sur les écrans.

En 12 ans d'expérience dans le domaine de la navigation commerciale, Donsavio Francis a vu le monde et son métier changer à une vitesse incroyable. Né à Bombay il y a une trentaine d'années, Donsavio a marié une Ontarienne en 2008 et travaille désormais comme soudeur à Montréal. Il décrit avec sagesse l'univers de la marine: «Je suis devenu marin parce que j'étais attiré par cette vie d'aventure et de découvertes. Quand j'ai commencé, en 1998, c'était agréable et excitant de partir en mer. Mais la mondialisation a changé les choses. On voyage désormais beaucoup plus rapidement et les navires accostent très brièvement. À Montréal, ça va encore, parce que les bateaux restent un ou deux jours, mais aux États-Unis, on ne reste qu'une heure ou deux dans le port. Les équipages sont devenus plus petits - parfois, il n'y a que 25 hommes à bord, qui se retrouvent à assumer plus de responsabilités. Sans compter qu'on part pour de longs voyages.»

Dans un monde plus rapide et plus petit, la culture des marins n'est plus tout à fait la même, confirme Caroline Osbourne, qui dirige la Maison des marins, née de la fusion de deux organismes, en 1968. Cette petite femme sympathique et nerveuse déboulonne assez vite le mythe du marin fêtard et insouciant: «Ce n'est plus comme cela, de nos jours. Ils ne sont pas ici assez longtemps pour faire la fête. Dans le passé, il y avait un endroit où ils pouvaient loger pendant une semaine pendant qu'on déchargeait et chargeait les bateaux. Désormais, la plupart d'entre eux sont mariés et ont des enfants», dit Mme Osbourne, qui côtoie chaque jour des marins «Wi-Fi», qui profitent de leur temps sur la terre ferme pour clavarder et appeler leurs proches sur Skype.

«Ils utilisent l'internet ici pour envoyer de l'argent à leur famille. On leur offre un service de navette parce que les bateaux sont accostés très loin du centre-ville. On leur vend aussi des cartes d'appel, pour qu'ils puissent téléphoner à leur famille.»

Donsavio Francis raconte que, il y a quelques jours, un de ses amis a pu faire connaissance avec son bébé de deux semaines grâce à Skype. «Autrefois, cela aurait été impossible. Vous savez, cette vie est difficile pour ceux qui ont des familles. Parfois, ils partent pour des périodes de plusieurs mois.»

L'aumônerie, qui apporte un soutien spirituel (rendu par un organisme différent de La Maison des marins), est aussi très sollicitée. «La vie des marins est très dangereuse. La vie sur un bateau, au milieu de l'hiver, est difficile. Plusieurs d'entre eux ont très peur de ne jamais plus retourner dans leur famille. Quand on voit les conteneurs qui glissent en mer, on peut comprendre pourquoi.»

La plupart des marins ont la foi, confirme Caroline Osbourne. À La Maison des marins, qui accueille chaque jour des gens de partout, les visiteurs ont surtout tendance à rester avec leurs compatriotes. Le début de soirée est généralement plus animé, alors que les gars profitent de la fin de soirée pour joindre leurs proches.

Les cabines téléphoniques sont désertes, donc, aucune file d'attente pour la table de billard, et le bar ne fait pas des fortunes, mais il y a des exemplaires de la Bible dans toutes les langues.

Décidément, on n'a plus les marins qu'on avait...

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Rue Frontenac, Le Devoir, The Gazette et Métro publient aussi aujourd'hui un reportage illustré. Le fruit de ces collaborations entre journalistes et illustrateurs sera exposé dans la galerie marchande du marché Bonsecours, du 27 septembre au 27 novembre 2010.

Réal Godbout

Dessinateur et coscénariste des séries Michel Risque et Red Ketchup, Réal Godbout a fait paraître ses illustrations dans de nombreux magazines, dont les défunts Croc et Titanic. Après une longue et fructueuse carrière de bédéiste qui a commencé en 1969, Réal Godbout travaille ces jours-ci sur une adaptation de L'Amérique de Kafka, en plus d'enseigner à temps partiel à l'École multidisciplinaire de l'image de l'Université du Québec en Outaouais.

Illustration: Réal Godbout