«Busy day. Fucking, and so on»: voilà comment Simone de Beauvoir résume, en 1948, une «journée occupée à baiser et ainsi de suite» avec l'auteur américain Nelson Algren, son «lointain silencieux mari de rêve». C'est cette Simone-là, passionnée, sensuelle, gamine, rieuse, mais aussi déchirée et désarmante qu'on découvre dans le «roman» Beauvoir in Love de la journaliste, historienne et écrivaine française Irène Frain.

On y découvre un Nelson Algren taraudé par le désir et la dépression, l'écriture et le cauchemar américain. Car, entre 1947 et 1950, de cette union torride et chaotique de la «Petite» et du «crocodile» vont naître deux livres phares: l'essai Le deuxième sexe pour Simone (qui lui vaudra des insultes), le roman L'homme au bras d'or pour Nelson (qui lui vaudra le National Book Award).

Deux écrivains. Plus un troisième, car Simone de Beauvoir poursuit simultanément son «amour nécessaire» avec Jean-Paul Sartre. En fait, c'est grâce à lui que Nelson et Simone se rencontrent. Sartre impose en effet à son «cher petit Castor» de quitter Paris pour qu'il puisse vivre en paix ses «amours contingentes». Jalouse mais soumise, Simone va aux États-Unis épier la nouvelle flamme de son «Maître», sombre dans la boulimie, l'alcoolisme, la consommation d'amphétamines... et tombe profondément amoureuse d'Algren, qui lui révèle le plaisir sexuel!

Un roman, par «respect»

Irène Frain, qui étaye son livre par des recherches dans les archives Nelson Algren à l'Université de Colombus (Ohio) et une entrevue avec le photographe Art Shay (qui a fait des photos de nu stupéfiantes de Simone de Beauvoir), a néanmoins décidé de baptiser son livre «roman».

«C'était une question de respect pour le lecteur, pour Simone de Beauvoir et pour Nelson Algren, explique-t-elle de Paris. Il n'y a pas de côté péremptoire chez moi, je ne peux pas juger, et il y a des choses que je ne sais pas de leur relation. Je pense aussi que la part d'humanité de Simone de Beauvoir nous a été dérobée, par elle-même, par son surmoi colossal, et qu'ensuite, les biographes se sont laissé impressionner par elle. Quand j'ai entrepris d'écrire ce livre, je me posais deux questions: pourquoi Algren et Beauvoir ont-ils tous deux triomphé en même temps en tant qu'auteurs et pourquoi Algren est-il complètement occulté, oublié, en France?

«Et ma grande découverte, reprend l'auteure, a été de réaliser que le livre Le deuxième sexe est avant tout un formidable acte de résilience de Simone de Beauvoir! À l'époque, elle vit une double domination: elle est sous l'emprise de Sartre, qui l'entretient financièrement d'ailleurs, et elle vit une dépendance sexuelle et affective avec Algren. Et c'est malgré (ou grâce à) cette situation qu'elle va trouver la force d'écrire son chef-d'oeuvre. Quand elle parle de dépendance financière des femmes, de sexualité réprimée, etc., elle sait très bien de quoi elle parle. Elle a été incroyablement courageuse: c'est une femme de très haut niveau, qui ne dispose d'aucun modèle dans les années 40. Alors, elle écrit.»

Mythe et réalité

On lit d'une traite ce «roman» capitonné d'empathie et qui change notre perspective sur Beauvoir, Sartre, Algren... «J'ai eu accès à une quarantaine de lettres de Beauvoir à Nelson qui n'ont pas été traduites, explique Mme Frain, à d'autres qui ont été coupées [dans le livre Lettres à Nelson Algren de Simone de Beauvoir, publié par la fille adoptive de Beauvoir en 1997]. Et j'ai pu lire le petit carnet qu'Algren et Beauvoir ont écrit ensemble à La Nouvelle-Orléans et au Mexique, en 1948. Je n'étais pas la première à le lire, mais sans doute la première à l'analyser.

«Sartre et Beauvoir ont beaucoup fait pour entretenir leur couple légendaire, le mythe vivant qu'ils étaient devenus - c'était leur gagne-pain, en définitive, ils terrorisaient et tétanisaient donc les témoins pour que ce mythe survive. Mais si Beauvoir a réduit l'importance d'Algren dans ses écrits, c'est parce qu'il a été le premier à affirmer que leur liaison était une relation de routine, tant il était blessé. Or, elle a porté jusqu'à sa dernière heure la bague d'argent qu'il lui avait offerte le premier soir de leur liaison, et elle s'est fait enterrer avec, à côté de Sartre! C'est incroyable: la réalité a produit là un romanesque tel qu'il fallait que j'en fasse un roman pour qu'on ne m'accuse pas de faire du mélodrame», explique Irène Frain, un sourire dans la voix.

La réalité a aussi un certain sens de l'humour: on en jugera par l'importance véritable du magazine Paris-Match dans la carrière de Simone de Beauvoir - Paris-Match pour lequel travaille toujours Irène Frain.

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Beauvoir in Love. Irène Frain. Michel Lafon, 424 pages.



EXTRAIT BEAUVOIR IN LOVE

«Elle partait le lendemain. Dans la nuit, à plusieurs reprises, elle fut saisie d'accès de sanglots. Nelson sut la consoler. Ce fut comme le rire : un prodige. Première fois qu'un homme parvenait à la calmer, première fois qu'elle tombait sur quelqu'un qui voyait en elle un être pareil aux autres, fait de souffrances et de joies. Non pas une femme au cerveau d'homme. Mais un simple représentant de la tribu des humains.»

Photo: archives La Presse

Nelson Algren en 1962