Depuis presque 30 ans, les lecteurs suivent Daniel Pennac avec enthousiasme, partout où il va. Pour Journal d'un corps, son nouveau roman qui raconte la vie fictive d'un homme à travers celle de son corps, ses maux et ses sensations, il n'hésite pas à parler autant de masturbation et de rots que de mémoire et de cancer. Un pari relevé avec brio, encore une fois.

Daniel Pennac se présente à La Presse avec sa gentillesse légendaire et un flegme dont il ne se départit jamais. Il badine avec la photographe, joue au mannequin en rigolant, mais refuse doucement d'enlever ses lunettes. «D'abord je ne vois rien, ensuite ces lunettes, c'est moi depuis 40 ans.»

Affable et généreux, Daniel Pennac, immense vedette de la littérature française, populaire sans être populiste, et ardent défenseur de la démocratisation de la lecture, n'a plus rien à prouver. Au Québec pour participer au colloque De mots et de craie sur la littérature jeunesse, qui avait lieu à Sherbrooke cette semaine, il nous accorde une longue entrevue, sans compromis: quand on lui demande de déconstruire le corps et de commenter chaque partie, il prend le temps de réfléchir, fait une vraie tentative de réponse... et constate poliment que ça ne fonctionne pas.

«C'est que pour moi, le corps est une totalité. Le narrateur du livre le dit lui-même: ce journal est l'ambassadeur permanent entre son corps et son esprit. Un ambassadeur itinérant, parce qu'il vient de toute la carte physiologique.»

Journal d'un corps raconte la vie d'un homme qui, de 13 à 87 ans, a recensé dans son journal ses bobos, ses jouissances, ses émanations et ses autres particularités. Angle original, qui nous permet quand même de connaître le personnage principal et tous ceux qui l'entourent, et qui n'a pas empêché Pennac de bâtir un véritable récit, avec ses montées dramatiques, ses moments rigolos - on rit aux larmes dans Journal d'un corps - et sa fin annoncée. «Le corps est un sujet romanesque en soi qui vit une épopée, de la naissance à la mort. Une épopée d'ailleurs tragique parce que le terme en est connu pour tout le monde.»

Le narrateur observe donc ses différents phénomènes physiologiques avec candeur et, toujours, un léger étonnement. «Toute notre vie, notre corps nous fait des surprises. Si on tient le journal de ces surprises, on a un roman. Le roman du corps.» Un roman différent d'une personne à l'autre? «Oui et non. Il y a des invariantes. Par exemple, on aura beau expliquer à une jeune fille ce que sont les règles, quand elle le vit pour la première fois, elle est dans l'étonnement. Du point de vue du ressenti, ça ne sert à rien de l'avoir prévenue. La première éjaculation, pour les garçons, c'est pareil: c'est la stupeur totale. Le reste de la vie, l'orgasme demeure à chaque fois familier et surprenant. Comme l'éternuement, comme le hoquet.»

Aucun aspect du corps n'échappe aux observations de Pennac, qui estime qu'à partir du moment où on décide d'écrire sur ce sujet, tout se vaut: «Le sexe vaut les bronches, la cervelle, la plante des pieds.» C'est clair, l'auteur a beaucoup réfléchi sur le sujet. Il rappelle que les tabous entourant «le corps et ses émanations» sont récents, citant Diderot, Sade, Rabelais ou Montaigne qui, eux, ne se sont pas gênés... En cette époque de pudeur héritée du XIXe siècle, note-t-il pourtant, «on n'a jamais autant vu le corps exposé comme bien de consommation».

Lui a justement voulu montrer l'entièreté du corps et parle autant de l'effet du deuil sur le comportement que du cancer de la prostate, d'acouphène que d'un doigt cassé. Et bien sûr, du vieillissement, lui donnant un éclairage cru et vrai: le personnage raconte ses années de maladie et son agonie, jusqu'à la veille de sa mort. «Nous passons beaucoup de temps à apprendre notre corps et son fonctionnement. Puis, nous apprenons son dysfonctionnement. Et tout en l'apprenant, nous continuons à fonctionner, sous forme de soustraction. Mais tant que la vie est là, je suis là. Peu importe si je suis devenu presbyte, acouphénique, alzheimerien un petit peu, boiteux, je suis là.»

La perte de la mémoire reste pourtant l'angoisse ultime. «Oui, c'est terrorisant, dit Daniel Pennac, qui a refilé à son personnage ses propres problèmes de mémoire, récurrents depuis son tout jeune âge. C'est terrorisant une fois, cinq fois, dix fois. Après on s'habitue, on trouve des moyens de contourner.» C'est la beauté du corps humain, croit-il, cette capacité de s'acclimater à des symptômes qui devraient normalement être intolérables et qui finissent par «aller de soi».

Si son personnage, né pendant l'Entre-deux-guerre, ne lui ressemble pas, l'auteur s'est évidemment basé sur son expérience et y a inclus de nombreuses anecdotes qu'il a vécues. «Ça fait 40 ans que je trimballe ce sujet et que j'ai envie d'écrire ce livre. Mais il fallait que je laisse mûrir l'objet pour avoir de la matière.»

Sa conclusion? «On ne s'habitue pas à vivre. Heureusement, sinon on s'ennuierait à mourir.»

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L'APRÈS-MALAUSSÈNE

Du cinéma au théâtre, en passant par la littérature jeunesse qu'il ne délaisse jamais, Daniel Pennac est partout. Le film d'animation Ernest et Célestine, dont il signe le scénario, est présenté au Festival de Cannes, à la Quinzaine des réalisateurs. Et il travaille sur un projet théâtral avec la troupe de Peter Brook pour l'automne 2012.

«Mais ce n'est pas voulu comme ça. J'ai accepté plein de choses quand j'ai fini Journal d'un corps, pour ne pas rester en suspension après ce livre qui a été pas mal présent. C'est pour ça que je suis un peu bousculé. Mais ça va, ce n'est pas les mines!»

Journal d'un corps arrive cinq ans après Chagrin d'école, récit de ses années de cancre doublé d'un plaidoyer pour l'éducation et d'un vibrant hommage à la profession d'enseignant. «Mais c'est surtout parce que je suis lent. Quand un auteur vous dit qu'il a mis cinq ans sur un livre, c'est qu'il en a mis trois à ne pas écrire!»

Il y a un monde entre Chagrin d'école et Journal d'un corps, il en est conscient. «Après les Malaussène, j'ai pris la décision de toujours faire des bouquins différents.»

La saga des Malaussène, série de six romans policiers à l'humour bon enfant se déroulant dans le quartier bigarré de Belleville, à Paris, a démarré en 1985 avec Au bonheur des ogres et comporte des titres aussi connus que La fée carabine et La petite marchande de prose. C'est cette série qui a fait entrer Daniel Pennac dans le coeur des lecteurs. Il n'en est jamais ressorti.

«Je croyais que mon lectorat était défini par les Malaussène, mais même si les gens s'en ennuient, ils me lisent, même mes livres plus difficiles comme Le dictateur et le hamac. Ça me touche beaucoup», dit-il.

L'auteur ne peut expliquer cette affection autrement que par «le miracle» d'être lu chaque fois qu'on écrit sur «un des 36 sujets qu'on a dans la tête.» Et il ajoute, souriant: «Il n'est pas impossible que je leur fasse, avant d'aller manger les pissenlits par la racine, le cadeau d'un dernier Malaussène!»

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PENNAC, EN CHIFFRES

1944 Daniel Pennacchioni est né le 1er décembre à Casablanca, au Maroc.

1985 Publication de son premier roman, Au bonheur des ogres, premier livre de la saga des Malaussène, qui révèle au grand public cet auteur, ancien prof de français.

4 millions Nombre d'exemplaires vendus dans le monde, toutes éditions confondues, des six titres de la saga Malaussène.

1992 Publication de l'essai Comme un roman, dans lequel il dresse la liste des «droits imprescriptibles» des lecteurs.

Un million Nombre d'exemplaires vendus de Chagrin d'école, livre couronné du Prix Renaudot, en 2007.

150 000 Nombre d'exemplaires vendus du Journal d'un corps en un mois. Depuis sa sortie en France, en février, Daniel Pennac trône en tête des palmarès et frôle les 200 000 exemplaires vendus.