Qui n'a pas vécu le fantasme de l'amitié parfaite, quand les coeurs et les pensées se confondent dans une sublime adéquation? Aussi puissant que dangereux, l'amour fusionnel peut se retourner contre lui-même. Après avoir déterré un frère emporté par la Shoah dans Un secret, adapté au cinéma par Claude Miller, Philippe Grimbert poursuit sur le thème du double, mais construit cette fois un suspense psychologique autour du basculement tragique d'une amitié passionnelle.

Mando et Loup, deux gamins inséparables, partagent tout et entretiennent le mythe de leur gémellité. Passionnés de littérature fantastique, de jeux mortuaires et de mythologie, ils arpentent Paris en s'initiant à la vie en parfaite symbiose. Leurs existences ne font qu'une. Mando écrit d'ailleurs un journal que Loup aurait aussi bien pu écrire, mais il tait les infidélités de son ami, toute entaille à leur parfaite complémentarité. Leur pacte d'infaillibilité, "le premier de nous deux qui passe de l'autre côté se débrouille pour faire signe à celui qui reste", prend tout son sens lorsque survient la rupture et l'inversion des forces dans un revirement terrifiant. À l'amitié masculine s'ajoute celle que Loup entretient avec deux femmes plus âgées, auxquelles il fait des promesses intenables, le reléguant au sombre tribunal de la culpabilité.

Dès les premières pages, la scission entre les deux garçons que "rien n'aurait dû séparer" est annoncée: "Quelque chose les a déchirés". Ce "quelque chose", dévoilé à la fin du livre, hante le récit couvert de mystère. Grâce aux leçons du Professeur psychopompe, un double de Lacan, Loup, ce narrateur plongé dans la confusion, déchiffre son ami et leur brutale séparation avec les Lumières de la psychologie. Lui-même psychanalyste, Grimbert allie sa science à une fine maîtrise du récit et de l'étude des sentiments. L'écrivain use du dévoilement partiel maniant admirablement l'art du page-turner. Il sème les indices au compte-gouttes, laissant le lecteur suspendu à sa plume. En face des mots pesés avec la précision lacanienne, le lecteur, comme le patient en face du psy, devine sans le savoir la gravité des événements d'une amitié qui s'achemine vers sa perte.

En résulte un récit d'une cohérence admirable et d'une charge émotive distillée en finesse. Sobre et pénétrante, l'analyse de la vie intérieure des personnages passe par le tissu de leurs actions, à la manière d'un Stefan Zweig. Grimbert éprouve le poids de la trahison de ceux qui ont aimé et perdu et les chemins imprévisibles de la folie, doucement apprivoisée, mais aussi effrayante dans son déchaînement. Fable forte et tragique sur l'amitié absolue, La mauvaise rencontre décortique la naissance du mythe de l'âme soeur, son apothéose et sa chute.

La mauvaise rencontre

Philippe Grimbert

Grasset, 213 pages. 26,95$

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