5 octobre, il est 10h36. C'est à bord d'un avion en direction de la Saskatchewan - l'une de ses terres de chasse - que Richard Ford, joint par courriel, direction Nord, 49e parallèle, nous parle de L'état des lieux, son plus récent roman. Mais il parle d'abord et surtout de l'Amérique, par les yeux et la voix de son alter ego, Franck Bascombe, journaliste sportif devenu agent immobilier, sorte de personnage-miroir de l'Amérique des 20 dernières années. Un homme ordinaire, blessé, lucide.

Blanc, 55 ans, divorcé, père de deux enfants et d'un troisième mort à 9 ans, Bascombe est, du point de vue de son créateur, un «élément d'artifice particulièrement intéressant (...) comme la plupart des personnages de fiction. Il est d'abord fait de langage». Ce protagoniste, aussi parfait puisse-t-il être pour la fiction, partage tout de même quelques point communs avec son auteur: naissance dans le Mississippi, études à la Michigan University, passé de journaliste sportif, convictions démocrates. Mais là s'arrêtent les comparaisons.

 

Cela fait maintenant un peu plus de 20 ans que l'antihéros cynique donne de ses nouvelles tous les 10 ans ou presque, d'abord dans Un week-end dans le Michigan (1986), puis dans Indépendance (1995, prix Pulitzer et Faulkner Award). Cette fois, dans L'état des lieux, qui se déroule à Thanksgiving, au moment du dépouillement judiciaire des voix à l'élection présidentielle américaine de 2000, Bascombe paraît vieilli, malade, seul. Tout de même, le récent divorcé, qui souffre d'un cancer de la prostate, continue, dans les pages du troisième volet de ses (més)aventures, de donner le pouls d'une Amérique installée dans une banlieue (qui vaut bien toutes les autres) drapée d'ordinaire et de l'ennui du temps qui passe.

Entre Indépendance et L'état des lieux, Franck Bascombe a peu, voire pas du tout évolué. Il se résigne, c'est tout. Chaque instant, chaque minute du week-end de fête nous est donné à lire. Chaque bruit, coup de vent, le téléphone qui sonne, la mer non loin de là, les pas, les repas, les toilettes: «Je retrouve mon tabouret et je me rappelle que je devrais pisser avant de partir, à moins que je ne veuille me soulager sous la pluie, dans l'obscurité d'un Pathmark, où je me suis fait pincer plus d'une fois par des patrouilles de sécurité, ce qui a donné lieu à des explications pénibles.» Voilà.

«Ce qui lie les trois romans, c'est bien sûr leur narrateur, Frank Bascombe, poursuit M. Ford. Même lorsqu'ils dépeignent des événements sérieux, voire tragiques, j'ose croire que ce sont tous des romans fondamentalement drôles qui, quelque part dans leur humour, prennent la vie au sérieux.»

L'homme est un animal politique

L'état des lieux est sans contredit le roman le plus politique de l'oeuvre de Ford, qui porte, en prose comme en paroles, un regard plutôt sombre sur les huit années de présidence de George W. Bush: «Écoutez, les Américains semblent plus enclins à voter pour un candidat (Barack Obama) dont ils ne connaissent que peu de chose, dont l'expérience politique est minime et dont on peut mettre en doute le jugement du seul fait qu'il n'a pas choisi Hillary Clinton comme vice-présidente plutôt que de voter pour un parti qui a pratiquement ruiné ce pays et qui, envers et contre tout, continuera à le faire.» Ça veut tout dire.

Mais encore: «George W. Bush est l'illustration la plus probante que toute population peut librement choisir d'élire à la présidence de son pays un homme dépourvu d'intelligence. Bush n'est que la marionnette de gens beaucoup plus puissants que lui - Dick Cheney, par exemple - qui n'ont pas à coeur l'épanouissement de ce pays. Sarah Palin est une autre de ces candidates sans intelligence. Maintenant, l'Amérique souhaite plus que tout qu'un homme de la trempe du sénateur Obama puisse la mener mieux qu'elle ne le fut durant les huit dernières années.»

Le romancier ne craint pas d'affirmer haut et fort: «Si, dans quelques semaines, Barack Obama n'est pas élu, si John McCain succède à Bush, alors je crois que je vais quitter le pays.» Celui dont Raymond Carver a dit qu'il était le «meilleur styliste d'Amérique» songerait sérieusement à s'exiler au Canada. Toronto, Halifax peut-être, puisque, pour écrire, «on n'a besoin que d'un bureau et d'un Bic».

Si Richard Ford se veut aussi lucide que cinglant lorsqu'il s'agit de politique américaine, il se refuse à tout commentaire à propos de celle d'un autre pays, y compris le Canada. «La politique américaine est déjà suffisamment complexe... mais la vôtre tient sûrement du même obscurantisme.»

Fait intéressant: Richard Ford a amorcé l'écriture d'un nouveau roman, Canada, dont il situe l'action dans le nord de la Saskatchewan, là-même où il se rend, ce 5 octobre, 10h36, une fois dépassé le 49e parallèle.

L'état des lieux

Richard Ford

Éditions de l'Olivier, 720 pages, 34,95$