Sartre, le dramaturge, n'a pas autant atteint au dramatique; en comparaison du stupéfiant texte d'Atiq Rahimi inspiré de la furie talibane (terreur, tueries, viols, religion), le Huis clos de 1944 («l'enfer, c'est les autres») a les tics et conventions du drame bourgeois, pose philosophique sèche, propos de salon. Rahimi enfonce le genre du «huis clos» de plusieurs crans pour en faire un ardent théâtre donnant à son récit une forme et une force sacrificielles dans l'ombre d'Artaud: cinglant brûlot politique autant que poétique au flanc de la Germanopratie littéraire...

Une femme veille son homme dans une pièce délabrée, elle parle, lui dit tout et il n'entend rien. Une balle dans la nuque, il repose sur un lit, réduit à l'état de légume. Depuis qu'il est dans cet état, sa famille l'ayant abandonné, elle peut lui parler comme il est interdit de le faire, révéler ses secrets, ses peurs, ses misères, le toucher, l'embrasser, ce qu'elle n'a jamais fait bien qu'ils soient mariés depuis 10 ans. Couple musulman de l'Afghanistan, d'hier et d'aujourd'hui, aucun lieu ni temps ni action ne sont précisés; ce qui n'est pas à l'intérieur, elle ne le décrit pas. L'extérieur n'est que bruits, murmures, tirs, silence.

 

Elle est désespérée; elle a amené ses deux bambines chez sa tante, seule parente compréhensive; elle revient au corps de son mari, humecte ses lèvres, règle le cathéter, chasse les mouches, compte ses souffles, et parle... Dans la mythologie perse, la syngué sabour est une pierre de patience à qui l'on peut dire tous ses malheurs. Elle absorbe tout. Jusqu'à ce qu'elle éclate, libérant la souffrance.

Ce qu'elle dit, entre litanie et incantation, c'est sa vie: enfance sans affection, dépucelage sordide à 16 ans, le père qui la force à marier cet homme qu'elle ne connaît pas et qui partira «au front au nom d'Allah», la nuit de noces, ses règles faisant croire à sa virginité, ses filles nées de viols, sa honte, sa colère, la guerre sainte et fratricide - l'armée des Ténèbres - qui l'a rendu fou, les raclées qu'il lui a infligées, l'impossibilité d'un baiser, elle qui rêvait de faire «comme dans les films indiens», sa détresse, sa prostitution de survie. Tout. Libération. Éclatement. Mort?

Atiq Rahimi, qui a 45 ans, a fui Kaboul en 1984. Il a demandé l'asile politique en France, s'est inscrit à la Sorbonne. Il a écrit Syngué sabour en français d'un trait, dans une chambre d'hôtel de Séoul. Quelqu'un vient d'arriver. Les Goncourt (qui l'ont repéré) l'accompagneront s'ils ont, plus que du flair au nez, du coeur au ventre.

Syngué sabour (Pierre de patience) ****1/2



Atiq Rahimi, P.O.L., 155 pages, 29,95$

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