Un bandeau rouge enveloppait Kamouraska, deuxième roman d'Anne Hébert, à sa parution à l'automne 70: «Un roman d'amour, de fureur et de neige». La formule a fait mouche: trois mois plus tard, le Figaro littéraire parlait déjà de 30 000 exemplaires vendus et ce récit halluciné demeure à ce jour le plus traduit des livres de la romancière québécoise.

Le lecteur qui a déjà fréquenté Anne Hébert se retrouve en terrain connu quand il aborde cette sombre histoire d'amour. Ces phrases sculptées avec des mots qui ont le poids des choses vivantes, cette impression d'étouffement, ce ton hanté, cette rythmique obsédante, habitent aussi Les chambres de bois et, surtout, Les enfants du sabbat.

En surface, Kamouraska n'est qu'une autre histoire de triangle amoureux. Elisabeth D'Aulnières est mariée à Antoine Tassy, titulaire de la seigneurie de Kamouraska, aux portes du Bas-du-Fleuve. Un mariage mauvais, empreint de haine et de violence. Survient alors un beau ténébreux, le Dr Nelson...

Cet amour va les absorber tous deux, jusqu'à l'inévitable: le meurtre d'Antoine Tassy. D'où la course folle d'un traîneau tiré par un cheval noir dans le froid de l'hiver, image récurrente, entêtante et désespérée d'un amour qui a besoin de semer la mort pour s'abreuver d'espoir.

Glissements narratifs

«Avec Les Fous de Bassan, c'est le grand roman d'Anne Hébert, tranche Nathalie Watteyne, directrice du Centre Anne-Hébert de l'Université de Sherbrooke. C'est à la fois un roman d'amour, d'histoire et de mémoire qui repose sur un fait divers, mais qui est plus qu'un fait divers et use de techniques narratives spéciales.»

En son coeur, il y a en effet l'écriture d'Anne Hébert, qui ose pour la première fois des glissements temporels et narratifs savamment orchestrés. Ce n'est d'ailleurs pas Elisabeth D'Aulnières qui relate la tragique histoire, mais la femme respectable qu'elle est (re)devenue à la suite d'un second mariage avec un notaire de Québec qui, justement, se meurt dans la chambre d'à côté...

Le temps d'une nuit funèbre, elle ressasse ses joies et son amertume dans une narration aux accents oniriques... et cauchemardesques où, derrière l'histoire intime, il y a aussi celle d'un peuple (les rébellions de 1837-1838 ne sont pas loin) et celle de ses femmes.

Anne Hébert a fait beaucoup de recherches pour préparer ce livre inspiré d'une histoire vraie. Elle en a aussi écrit plusieurs versions - il existe 3000 pages d'ébauches de ce roman de 250 pages, selon Mme Watteyne, qui dirige une édition critique du roman, réalisée par Anne Ancrenat et Daniel Marcheix, à paraître à l'automne aux Presses de l'Université de Montréal.

Kamouraska, publié à Paris en 1970, a remporté le Prix des libraires de France et est un livre bien de son temps au plan littéraire. «Ce sont en effet des années où le roman français se cherche beaucoup et développe de nouvelles techniques narratives», rappelle la directrice du Centre Anne-Hébert.

Sa force singulière - et le plaisir de lecture qu'il procure -, tient encore à son souffle, à sa lucidité fiévreuse dans l'évocation des pulsions humaines et à son écriture envoûtante. «J'espère qu'il y a de la poésie dans ma prose», a déjà dit Anne Hébert. Oui, madame. Entre la neige et la fureur.

Une histoire «vraie»

Kamouraska est «basé sur un fait réel», admet Anne Hébert, dès la première édition du livre, publié en septembre 1970. Elle précise toutefois d'entrée de jeu que son roman est «une oeuvre d'imagination». Les protagonistes réels, dont elle a transformé les noms sont «devenus mes créatures imaginaires, insiste l'écrivaine, au cours d'un long cheminement intérieur».

Le fait divers auquel la romancière fait référence est l'assassinat d'Achille Taché, seigneur de Kamouraska, par le Dr George Holmes, l'amant de sa femme. Éléonore d'Estimauville, l'épouse en question, a été soupçonnée de complicité, mais a finalement été relâchée. Le Dr Holmes a fui au Vermont et n'a jamais subi de procès.

La découverte du corps d'Achille Taché, survenue le 3 février 1839, a été relayée par le journal Le Canadien le 6 février de la même année. Son corps a été retrouvé «enseveli sous la neige près d'une clôture, portant à la tête la marque d'un coup de pistolet». Les soupçons sont tombés «sur un étranger» qu'on ne nomme pas encore publiquement, précise le journal.

Anne Hébert est elle-même liée à la famille Taché de Kamouraska, par son grand-père Eugène-Étienne Taché, architecte à qui on doit l'hôtel du Parlement de Québec. L'écrivaine a entendu l'histoire du meurtre d'Achille Taché de la bouche de sa mère, lorsqu'elle était jeune.

En 1965, Anne Hébert perd sa mère. La même année, elle entreprend l'écriture de Kamouraska. Elle a mis beaucoup de temps à trouver le ton qui convenait et cinq années à mener le roman à terme, selon Nathalie Watteyne, directrice du Centre Anne-Hébert de l'Université de Sherbrooke.

Une résidence victorienne, aujourd'hui appelée Maison du domaine seigneurial Taché, existe toujours à Kamouraska. Elle fut l'un des lieux de tournage du téléroman Cormoran. La résidence a été construite en 1886 là où se trouvait le Manoir Taché du roman d'Anne Hébert, détruit dans un incendie évoqué dans les visions d'Elisabeth Rolland.

Ce qu'ils en ont dit...

«Ce qui n'emporte pas tout à fait la conviction, me semble-t-il, c'est la voix d'Elisabeth que nous devrions entendre presque tout le temps. [...] Cela tient peut-être à la présence dans le roman de morceaux de réalité mal enchâssée. Et cela tient aussi à un certain décalage dans la tentative de superposition des deux Elisabeth. [...] Mais je raffine un peu trop: le talent rend exigeant, et celui de Mlle Hébert ne fait pas de doute.» - Robert Kanters, Le Figaro littéraire, septembre 1970

«L'ampleur du projet d'Anne Hébert - je devrais dire: sa réussite - me suggère que l'auteur, en réalisant sa minutieuse reconstitution d'un drame ancien, est devenue Elisabeth en regardant son regard dans la glace.» - Réginald Martel, La Presse, octobre 1970

«Le vrai roman, c'est la description d'un cheval: mieux encore, c'est la description de ce que signifie un cheval au galop, au début du XIXe siècle, pour un homme qui aime et qui va retrouver sa maîtresse ou tuer son rival.» - Jean Ethier-Blais, Le Devoir, septembre 1970