Officiellement, cela fait 50 ans que l'auteur, animateur et réalisateur Gilles Archambault écrit, et à 79 ans, il signe son 32e livre. Mais qu'importe tout cela au regard de l'essentiel: le coeur de Gilles Archambault est sombre depuis la mort de sa femme Lise, il y a 2 ans et 23 jours. C'est donc dans l'écriture et l'amitié qu'il a puisé la lumière, maintenant que la femme qui l'éclairait n'est plus. Il en résulte un roman étonnant, prenant, différent des 31 autres livres d'Archambault: un roman sans mélancolie...

La journaliste insiste gentiment: elle connaît un peu Gilles Archambault, elle sait que, dans la vie, il est curieux, passionné, sensuel, drôle, loin de la mélancolie qui empreint ses romans, ses récits et sa prose depuis 1963. Pourquoi Lorsque le coeur est sombre, son 32e roman, n'est-il pas mélancolique? Nostalgique parfois, ça, oui, puisqu'on y suit cinq personnages âgés de 35 à 82 ans et leurs réflexions intimes au cours d'une seule journée. Mais un roman au moins aussi lumineux que nostalgique, à la fois cruel et rempli d'une tendresse sans fin pour le genre humain et ses failles. Sans mélancolie, misanthropie ou distance... Qu'est-il arrivé?

Assis dans son grand appartement clair, Gilles Archambault a le plus triste des beaux sourires: «Je pense que tous mes livres, jusqu'ici, étaient en quelque sorte les méditations, les journaux intimes d'un faux solitaire. Maintenant que je connais la vraie solitude - et que je la déteste, précise-t-il rageusement -, je ne peux plus me permettre le luxe de la mélancolie...» Lise partie, Gilles n'écrit plus la mélancolie, il la vit.

Tout au long de l'entrevue, il ne se plaint pas, ne cherche pas à apitoyer, aussi surpris que nous devant l'oeuvre du deuil sur son travail d'écrivain. Maintenant que la lumière n'est plus dans sa vie, qui lui permettait de s'ouvrir à l'obscurité quand il prenait la plume, maintenant qu'il côtoie l'ombre au quotidien, Gilles Archambault n'a d'autre choix que d'écrire autrement. Notamment sur l'amour. «Plus précisément sur les variantes de l'amour, explique-t-il de sa belle voix. L'amour passionnel, inconditionnel, matrimonial, fraternel, maternel, amical, aveugle. L'amour de la vie aussi...»

Dans Lorsque le coeur est sombre, il les décline avec justesse et une certaine urgence, toutes ces variations de l'amour.

Ce que Gilles Archambault ne mesure peut-être pas, c'est qu'il traite aussi du principal malentendu entre les êtres: ce qui importe à l'un est souvent anodin pour l'autre, et vice versa. Dans ces conditions, impossible de comprendre le désarroi ou l'indifférence de nos proches, puisque rien n'a vraiment la même valeur.

Roman musical

Pour aborder tout cela, en mélomane doué qu'il est, Archambault a en quelque sorte «composé» un roman, une manière de partition pour cinq personnages, un quintette littéraire qui aurait pu s'intituler 'Round Midnight... Se déroulant de 10h le matin à minuit, l'histoire donne, en effet, la parole à cinq personnes, avant, pendant et après un souper «d'amis»: Ghislain, 82 ans, comédien séducteur impénitent en perte de vitesse; Yves, 66 ans, romancier imprégné de désillusion; Marie-Paule, 62 ans, ex-comédienne qui a déjà eu une longue histoire d'amour avec Ghislain; Luc, 42 ans, dilettante insouciant; enfin, Annie, 35 ans, galeriste, ex-peintre, filleule de Ghislain. Car oui, c'est Ghislain qui les réunit tous, quasi de force, dans un restaurant chinois miteux, sous prétexte de souligner les 15 ans de sortie d'un long métrage auquel ils ont tous collaboré. Que ce film (fictif) soit quelconque et n'ait connu aucun succès n'importe pas. Que ce film soit intitulé Cette peine indéfinissable importe.

Ce devait être le titre du roman d'Archambault, au départ, tiré d'un livre d'Antonio Tabucchi (écrivain italien mort en 2012): «Il s'est débarrassé également de nombreux fonds de tiroirs, de vieilleries, de la camelote qu'on ne se résigne jamais à jeter, par paresse ou pour ne pas ressentir cette peine indéfinissable dont se chargent les objets liés à notre passé.»

Le roman, finalement, sera intitulé par un extrait d'un livre de Léon-Paul Fargue (Refuges): «Lorsque le coeur est sombre, dans l'épreuve et dans la nuit, ton sur ton, se réunir entre amis...». Les amis de tout âge, toute condition, ceux que Gilles Archambault se fait encore quand il voyage ou anime une émission de jazz à Radio Ville-Marie (le dimanche, 21 h). Pas de retraite pour le curieux et l'amoureux de musique. Ni pour l'endeuillé, hélas.

«Ma tristesse, fait-il remarquer simplement, c'est que tous mes instants de bonheur sont dans le passé. En même temps, c'est bête à dire, mais la vie, c'est tout ce qu'on a. Et vivre, c'est perdre. J'ai beaucoup perdu. Donc je vis.» Et, instants de bonheur au présent pour nous, il écrit.

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Lorsque le coeur est sombre, de Gilles Archambault. Boréal, 225 pages.

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EXTRAIT

«Je voudrais tellement que Ghislain ait une vieillesse plus sereine. Heureux, ce ne serait pas possible. Il a toujours cherché à plaire, comment peut-il se satisfaire du désert qui l'entoure? La petite comédienne, cette Éliane que nous avons failli connaître, ne peut pas savoir à quel point il avait pu nous conquérir par sa seule présence. Quand une femme lui plaisait, la partie était presque toujours gagnée. Ce soir, même avec les garçons du service, il jouait tout un spectacle. »