Travailler ensemble, simultanément, dans le même espace: c'est la réalité de la majorité des travailleurs, mais généralement pas celle des écrivains. VLB éditeur a pourtant invité cinq auteurs à écrire, coude à coude, inspirés par un immeuble de bureaux imaginaire: l'Orphéon, dont chacun des cinq étages devait servir de cadre à leur court roman respectif. C'est en quelque sorte l'écriture à la chaîne. Ainsi est né le projet L'Orphéon, dont les trois premiers tomes (ou étages?) sortent mercredi prochain. Prière de ne pas rompre la chaîne d'entrevues...

Cinquième étage: roman d'épouvante

Corax

Stéphane Dompierre

VLB, 152 pages

***1/2

Un fantôme semble vivre dans le loft de Louis Corax, propriétaire de l'Orphéon, qui a 33 ans et 33 millions gagnés à la loterie. Des trois romans, celui de Dompierre est celui dont l'écriture est la plus raffinée et fluide. Il traite d'âmes perdues, d'isolement, de richesse, mais aussi du fantastique et du tragique qui se mêlent autour de nous. Bref, une manière de Horla du XXIe siècle...

Extrait

«Huit heures vingt-six. La télé jouait à plein volume. Je me suis levé en catastrophe pour aller voir ce qui se passait. Je n'avais jamais remarqué avant à quel point les Télétubbies, avec leurs visages blêmes et leurs petits yeux morts, sont sinistres.»

Q Outre les conventions que vous avez adoptées et «pratiquées à cinq» (le même édifice, des personnages et faits qui se croisent d'un livre à l'autre...), vous avez personnellement opté pour un genre littéraire, le fantastique d'épouvante. Pourquoi?

R J'ai puisé mes influences dans les vieilles histoires d'épouvante, celles d'avant l'arrivée du cinéma et de la télévision. Jeune, j'ai dévoré les livres de Jean Ray, d'Edgar Allan Poe, de H.P. Lovecraft et d'autres. J'adore revisiter les genres, essayer de nouvelles avenues. L'histoire est née d'une réflexion toute simple: l'humain moderne n'a plus besoin de sortir de chez lui. Il peut vivre comme un fantôme, enfermé entre quatre murs. Ça a donné le ton au roman.

 

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Quatrième étage: roman burlesque

Crématorium Circus

Roxanne Bouchard

VLB, 199 pages

***1/2

À la faveur de la mort d'un cracheur de feu, le propriétaire du crématorium Le Phénix, au quatrième de l'Orphéon, veut reprendre à sa femme les rênes de leur entreprise de «crémation de choix et choix de crémations». Il s'agit du roman au genre le plus difficile à maîtriser, le burlesque. Il faut lire quelques pages pour finalement plonger dans ce désopilant roman bariolé, en santé, rempli de jeux de mots tatas, de fausses annonces, de harangues volontairement ampoulées et même d'un embaumeur baptisé Oscar Bellemare! Derrière le vrai de vrai burlesque, il y a toutefois une véritable réflexion sur le pouvoir. Pouvoir des apparences, des sexes, des sens. À lire impérativement après Corax.

Extrait

«Vous voyagez dans des lieux exotiques, pratiquez le yoga, vivez zen, mangez sain, admirez le dalaï-lama, parlez anglais sans accent, français sans joual, esperanto pour la noblesse de l'art; vous êtes écolo, laïque, branché. Vous êtes à la fois moderne et authentique. Le Phénix (crémation exotique et internationale) vous comblera.»

Q Vous avez opté pour un genre littéraire peu usité et difficile, le burlesque (parler de choses solennelles avec truculence). Pourquoi?

R Le burlesque s'est imposé de lui-même. Mon conjoint est croque-mort et je voulais parler du monde funéraire. Installer un crématorium luxueux dans l'Orphéon me permettait de caricaturer cet univers. Je voulais aussi me moquer (un peu...) de ceux qui veulent absolument être branchés. Je me suis aussi dit que le lecteur chercherait les liens entre nos livres et j'ai pensé: pourquoi ne pas les lui offrir? J'ai alors commencé à coudre les liens avec du gros fil blanc, bien visible, à dire: je travaille aussi avec Dompierre, Jannelle, Marcotte et Senécal; allez les lire, vous verrez bien. À rire franchement! Et à me dire: tant qu'à faire, pourquoi ne pas interpeller le lecteur? Ce que j'ai fait!

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Troisième étage: suspense passionnel

Odorama

Geneviève Jannelle

VLB, 206 pages

***

Laurent est un as concepteur d'odeurs chez Odosenss, laboratoire de marketing olfactif. Entre arômes et remugles, le nez exceptionnel de Louis bouleversera brutalement sa vie amoureuse. Livre axé sur l'odorat, mais qui embrasse aussi le goût et la vue, il emprunte peu au Parfum de Suskind. Sous des allures de petit roman romantique distrayant et ludique, il devient peu à peu étouffant, grinçant, effrayant. Entre un homme ingénu à l'extrême et des femmes rouées, le danger n'est pas où l'on croit. N'oubliez pas de relire le prologue, une fois le livre terminé.

Extrait

«La froide Lisabeth avait une odeur de groseilles, un parfum gentil et enfantin, totalement incompatible avec l'idée qu'il s'était faite de cette femme jusqu'alors. Les yeux de Laurent voyaient une louve dans la pénombre, mais son nez respirait le Petit Chaperon rouge. Elle ne parla pas de chevillette, mais, comme la bobinette, il chut, assurément.»

Q Vous avez opté pour un roman de suspense sensuel, ou passionnel. Pourquoi?

R Je crois que l'appellation «suspense sensuel» n'est pas mauvaise pour décrire Odorama, si l'on tient compte des deux sens du mot «sensuel». D'une part, les odeurs occupent une grande place dans l'intrigue, ce qui en appelle aux sens, à l'évocation sensorielle; d'autre part, le côté charnel, sexuel, de cette histoire est indéniable. Pour moi qui affectionne particulièrement la nouvelle comme genre littéraire, ce type d'écriture, avec une chute et des revirements tordus, était un naturel. J'aime écrire en gardant une surprise pour le lecteur dans ma poche arrière...

À venir le 31 janvier 2013: Coïts (deuxième étage, genre coquin noir) de Véronique Marcotte et Quinze minutes (premier étage, genre conte allégorique) de Patrick Senécal.