Dans La petite cousine de Freud, l'auteure Ann Charney nous fait entrer dans l'esprit bouillonnant d'une jeune immigrante vivant dans le Montréal des années 50 et du début des années 60. Le résultat est un roman de passage séduisant doublé d'un portrait d'époque d'une grande justesse.

D'origine polonaise et arrivée à Montréal assez jeune, Ann Charney admet un parallèle entre Ellen, sa jeune héroïne, et elle. Mais La petite cousine de Freud n'est pas de l'autofiction, avertit l'auteure du Jardin de Rousseau, qui a longtemps été journaliste - à McLeans et The Gazette, entre autres - et qui s'est fait connaître avec une série de portraits étonnants de mafieux et d'ex-felquistes, dont Paul Rose qui lui a accordé sa première entrevue après sa sortie de prison. «Quand j'écrivais de la non-fiction, on m'accusait d'inventer des faits. Quand j'écris un roman, on pense que tout ce que je dis est vrai!»

Ann Charney a d'abord voulu écrire un roman d'apprentissage comme ceux qui l'ont inspirée plus jeune, de Proust à Flaubert. «Mais pour une fois, avec une femme, alors que les grands romans de passage mettent en scène des hommes. Et surtout, je voulais faire un roman dans lequel la femme n'est pas une victime.»

Sa Ellen, qu'on suit à partir de l'âge de 8 ans sur une période d'environ 10 ans, est en effet une jeune fille vive et intelligente qui se pose beaucoup de questions et cherche l'émancipation. Sa mère a quitté l'Europe et sa fureur pour l'Amérique, et depuis, toutes deux ont déménagé sans arrêt - «le meilleur est à venir», dit constamment la mère d'Ellen, qui fuit les attaches -, pour finalement s'installer à Montréal. C'est là que le récit commence et on y croisera une foule de personnages: des réfugiés traumatisés, une tante hyperprotectrice, un beau-père bigame, une meilleure amie dont la mère est l'incarnation de la femme fatale, des cousins américains désinvoltes.

Pour Ann Charney, La petite cousine de Freud -titre qui évoque pour elle une certaine idée de la culture européenne- n'est pas un récit de l'exil, mais plutôt un roman tourné vers l'avenir. «C'est la famille d'Ellen qui vit avec les souvenirs. Elle, ça ne l'intéresse pas et elle ne porte pas le poids des horreurs passées.»

La chance de se réinventer

La jeune fille vit dans un climat d'exil, explique Ann Charney, mais elle est attirée par ce Nouveau Monde «parce qu'on peut s'inventer comme on le veut. C'est ça l'expérience immigrante», dit-elle, évoquant l'affaire DSK. «On a douté de la bonne foi de la femme de chambre parce qu'elle a menti pour entrer aux États-Unis. Mais tout le monde fait ça! Ça ne faisait pas d'elle quelqu'un de moins valable. Ça, c'est la mentalité bourgeoise nord-américaine, qui n'a jamais rien eu à faire pour sauver sa peau.»

En fait, ce regard sur l'immigration rend La petite cousine de Freud d'actualité dans notre société de moins en moins homogène. «Les déplacements des gens et des paysages, c'est ce qui m'intéresse le plus. Quand on vit dans un village ou un quartier toute sa vie, on agit comme on doit agir, pour répondre aux attentes des autres. Mais s'il y a un trait commun aux immigrants, c'est bien cette chance qu'ils ont de se réinventer.»

C'est ce que font les personnages du roman et Ellen, elle, regarde doit devant. Ann Charney voulait d'ailleurs montrer que l'adolescence a toujours été la même période d'effervescence, quelles que soient les époques. Ellen et son amie Lydia, par exemple, sont intriguées par la sexualité et trouvent leurs réponses comme elles peuvent, entre autres en lisant les livres d'Henry Miller. «La quête ne change pas vraiment, la nature humaine non plus.» Et si le Montréal des années 50 lui sert de toile de fond, c'est surtout pour montrer comment Ellen se nourrit de son environnement. «Ce n'est pas le côté historique qui m'intéresse, mais ce qu'elle retire comme richesse de ce Montréal-là.»

Une vision différente de Montréal

En s'affranchissant de sa famille, Ellen entretient aussi le désir de devenir écrivaine, et l'auteure livre au détour un petit cours d'écriture de fiction 101. Même en entrevue, elle refuse systématiquement de s'engager sur la voie de son histoire personnelle, quel que soit le bout par lequel on la prend. Bon, elle veut bien avoir été «témoin de son temps», mais les faits et personnages qui auraient pu inspirer ce livre, dit-elle, sont de toute façon transformés par la fiction. Ellen, dans le livre, apprend ce détachement devant les événements. «C'est la posture de l'écrivain. On vit dans le moment et en même temps, on l'observe.»

Espérant amener une vision différente de Montréal et de cette époque, Ann Charney est heureuse que son livre sorte enfin en français. «Ça fait bizarre de vivre ici et de ne pas pouvoir montrer ce que je fais à mes amis.» Ce roman représente tout de même trois ans de travail pour celle qui aime trouver le mot juste, comme une note de musique, et qui affirme voyager avec ses personnages. «Il y a une part de mystère quand je commence à écrire, sinon je ne pourrais pas rester intéressée par mon histoire pendant si longtemps. Sans dire que ce sont mes personnages qui décident de l'action, s'il y a une fausse note, ils résistent et je le sens. Ils ne deviennent pas plus réels que la vie réelle, mais c'est vrai que je suis triste quand je termine un roman. Je n'aime pas beaucoup quitter mon monde.»

La petite cousine de Freud, de Ann Charney. Hurtubise, 400 pages