Fresque humaine tragicomique, Victoria et le vagabond rend hommage à Chaplin et au cinéma, le plus séduisant des miroirs aux alouettes.

Après avoir exploré l'autofiction sous toutes ses coutures, notamment avec Alia, un troublant roman familial sur l'obsession de l'image, Mélikah Abdelmoumen troque la narration à la première personne pour une narration cinématographique, se promenant telle une caméra à travers des histoires entremêlées. On entre d'emblée dans l'atmosphère surannée du Paris des années 30, suivant deux jeunes filles éprises du cinéma de Chaplin, pour sauter ensuite à Lyon, 78 ans plus tard, alors que Victoria, âgée de 93 ans, se lie d'amitié avec Peter Kelman, un acteur montréalais de 36 ans. À cela s'ajoute l'histoire de Renée St-Cyr, une cinéphile montréalaise qui débarque à Lyon pour travailler à un film avec Peter Kelman. Séduite par l'acteur, elle se libère des griffes de son maître, le réalisateur Jerome Kerr, qui pastiche de vieux films américains.

 

Apparemment dispersé, le roman tisse plutôt des toiles, à commencer par celle lancée entre les générations par la relation entre Victoria et les deux jeunes déchirés par leurs incertitudes. Inspirée d'une réelle complicité entre l'auteure, son mari et une vieille dame rencontrée à Lyon, cette amitié particulière permet de mettre le présent en perspective. Victoria jette un éclairage nouveau sur les petits drames des jeunes, bien minces à côté de sa vie de deuils, elle qui a perdu son mari durant la Seconde Guerre mondiale et son fils, mort d'une sale maladie. Au recul offert par l'âge s'ajoute celui du rire de Chaplin, que l'auteure cite à cet égard: «La vie est tragique lorsqu'elle est vue en gros plan, mais elle devient parfois comique quand on la montre en plan large.»

Encore préoccupée par l'image, l'auteure construit un roman où tout le monde oscille entre le fantasme et la volonté de trouver sa vérité, de s'extraire du mensonge. L'acteur veut briser l'écran entre lui et le monde, Renée St-Cyr cherche l'amour vrai au milieu de ses rêves romantiques inspirés par les films rose bonbon. Finalement, chacun se fait son cinéma dans cette valse-hésitation qui aborde, pêle-mêle, les dangers de la célébrité, la ségrégation des Noirs, la Shoah et le mythe de Pygmalion.

Tel un point focal à ce joyeux bal, Chaplin éclaire le livre et fait même son apparition dans l'histoire. En ce sens, Mélikah Abdelmoumen réussit à faire venir le cinéma à la vie, à donner, à travers une fiction, une part de réel au célèbre acteur et réalisateur. Elle-même passionnée de cinéma, l'auteure d'origine québécoise établie à Lyon offre un portrait doux-amer du septième art et de notre attirance pour les chimères.

Victoria et le vagabond

Mélikah Abdelmoumen Marchand de feuilles, 2008, 282 pages

***1/2