Arrivée de nulle part, au terme d'une série d'épreuves qui auraient découragé n'importe qui, Emil Ferris a bousculé les conventions du roman graphique avec Moi, ce que j'aime, c'est les monstres, oeuvre magnifique et bouleversante, qui est un éloge de l'art, de la différence et de la résilience. Nous l'avons rencontrée à Chicago pour la sortie en français chez Alto de ce livre hors normes, salué partout comme un tour de force.

Nous la rencontrons dans un bar au charme gothique de l'avenue Michigan, typique de l'ancien faste de Chicago. Emil Ferris, une belle frange grise traversant ses cheveux fous, s'avance vers nous s'appuyant sur une canne dont le design pourrait rappeler une baguette de sorcière. Et nous savons que nous serrons la main d'une survivante, qui a offert au monde le fruit de son combat personnel contre l'adversité.

Parce que Moi, ce que j'aime, c'est les monstres est un miracle.

En 2001, lors de la fête de son 40e anniversaire, Emil Ferris a été piquée par un moustique. Elle s'est réveillée à l'hôpital trois semaines plus tard, en partie paralysée. Elle avait contracté la forme la plus grave du virus du Nil. On lui a dit qu'elle ne pourrait probablement plus marcher, alors qu'elle était atteinte depuis l'enfance d'une scoliose grave. Mais, pire encore, sa main qui dessinait ne répondait plus. Emil Ferris, mère de famille monoparentale qui vivotait déjà de petits boulots comme illustratrice, a touché le fond. C'est sa fille de 6 ans qui lui a mis un crayon dans la main, qu'elle a même dû scotcher à sa paume. La lente reconstruction a commencé. Mais aussi une oeuvre, à la hauteur de sa bataille qui semblait perdue d'avance.

Elle s'inscrit à un cours de l'école du Chicago Art Institute, située à quelques minutes de notre lieu de rendez-vous. «J'étais dans un fauteuil roulant, j'étais plus vieille que tout le monde et je me souviens des jeunes qui entraient dans la classe et qui demandaient: "Madame, êtes-vous bien certaine d'être à la bonne place?"» raconte-t-elle.

Moi, ce que j'aime, c'est les monstres est un monstre en soi. Plus de 800 pages dessinées et écrites au stylo-bille pendant des années, un manuscrit énorme que l'artiste a trimballé chez les éditeurs, en essuyant 48 refus. Personne ne savait comment recevoir cette créature, et il y avait un peu d'âgisme là-dedans. Une inconnue dans la cinquantaine, qui n'a même pas de compte Facebook ou Instagram, vraiment? Lorsqu'elle trouve enfin un éditeur, Fantagraphics, c'est la galère de l'impression, et les exemplaires resteront coincés au Panamá pendant plusieurs semaines, le bateau ayant été saisi pour cause de faillite. «Le monstre avait besoin de sang», résume très sérieusement Ferris, en faisant référence à son oeuvre comme à une chose vivante qui a tout exigé d'elle.

Mais dès sa sortie l'an dernier, Moi, ce que j'aime, c'est les monstres, tome 1, a été acclamé comme un chef-d'oeuvre. Par le New York Times, le Washington PostForbes, le Boston Globe, entre autres. Il recevra un prix Lynd Ward, deux prix Ignatz, et sera finaliste aux prix Hugo. Art Spiegelman, célèbre créateur de Maus, considéré comme un maître, affirmera qu'Emil Ferris «est une des plus grandes artistes de bande dessinée de notre temps», et ajoutera, avec raison, que «personne ne s'attendait à Emil Ferris, pas même elle».

Antoine Tanguay, directeur de la maison Alto, a eu le coup de foudre pour My Favorite Things is Monsters lorsqu'il est paru en anglais. Et il a bataillé pour obtenir les droits en français, en s'associant avec Monsieur Toussaint Louverture en France.  «J'ai contacté le seul éditeur assez fou pour se lancer dans un tel projet et que j'admire pour son audace et son soin du livre bien fait: Dominique Bordes, ou si vous préférez Monsieur Toussaint Louverture. Il a craqué. J'étais fou de joie puisque sans son appui, l'édition de ce livre monstrueux n'aurait jamais pu être possible ici au Québec. Il ne s'agit pas ici de rendre l'édition profitable comme en témoigne le prix de vente tenu au plus bas possible, puisque la véritable richesse acquise ici, c'est le sentiment grisant de participer à un grand moment dans l'histoire de la bande dessinée.»

«Jamais je n'aurais imaginé ça. J'ai été chanceuse. J'ai été bénie. Le monde a décidé de regarder ce que j'ai fait.»

Tous sont étonnés que ce soit un premier livre, soufflés par sa beauté, son originalité et sa maîtrise. Comment se fait-il qu'Emil Ferris ne se soit pas lancée plus tôt? «On fait tellement de choses seulement pour avancer, travailler, survivre, note-t-elle. Ce que j'aime beaucoup, c'est que ce livre dit aux gens: "Ne t'inquiète pas. Tu as le temps. Tu le feras. Ne ressens pas de pression. Fais ce que tu aimes et n'abandonne jamais." Je pense aussi au fait que beaucoup de femmes, beaucoup de gens de couleur, n'ont jamais eu la chance d'avoir une voix.»

PHOTO WHITTEN SABBATINI, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Son poste de travail.

«L'art n'est pas un luxe»

Nous nous dirigeons vers le Chicago Art Institute, le grand musée de la ville qu'Emil Ferris fréquente depuis son enfance, comme Karen, son personnage principal. Les jeux d'eau du Millenium Park, situé juste à côté, lui rappellent ces moments où sa fille allait s'y rafraîchir, dans ces années de dèche et de création, alors qu'elles étaient pratiquement sans toit par moments. «Ce sont de beaux souvenirs, même si c'était très difficile, dit-elle. J'aurais pu tout abandonner et trouver un travail, mais aujourd'hui, je peux dire que je suis allée au bout de quelque chose, et je crois que c'était très important de montrer ça à ma fille.»

Emil Ferris a passé des heures à contempler des oeuvres qui se retrouvent dessinées dans son livre. Il faut ouvrir l'oeil sans arrêt au fil des pages hantées par les toiles de Picasso, Delvaux, Delacroix, Seurat, et de nombreux autres. On entre dans ses dessins comme Karen entre dans la toile de Saint Georges tuant le dragon de Martorell, qu'Emil Ferris nous décrit sur place, devant nos yeux médusés.

D'ailleurs, elle a dû changer à la dernière minute quelques planches parce que les droits de certaines pièces lui ont été refusés. «Je me souviens qu'à quelques jours de l'impression, j'ai dû redessiner ces pages et, bien sûr, mon ordinateur est tombé en panne. J'ai envoyé ces pages d'un restaurant que je fréquente, en suppliant le propriétaire!» Quand elle dit que le monstre a besoin de sang... Emil Ferris croit que certains propriétaires d'oeuvres craignent qu'elles soient «médiocrisées» par la bande dessinée. «Mais moi, ce que je voulais montrer, c'est que les oeuvres des musées appartiennent à tout le monde.»

«Pourquoi croyons-nous que l'art est un luxe ? Comment savons-nous que nous n'en avons pas besoin comme nous avons besoin d'air ? Imaginez un monde sans art... Je pense qu'on en mourrait.»

Elle nous montre même quelques pièces qui se retrouveront dans le tome 2, auquel elle travaille actuellement, sans savoir quand il sortira. «Je suis reconnaissante de ce qui m'arrive, je ne me plains pas, mais si je pouvais rester à la maison pour toujours pour dessiner...» laisse-t-elle tomber, à propos de toute l'attention qu'elle reçoit aujourd'hui, nostalgique un peu de la grâce des années à créer seule dans son coin, sans être attendue par personne. Elle se réjouit de voir l'endroit rempli de jeunes. «Ils reviennent de plus en plus au musée et c'est très bien.» Voir les toiles en vrai, dans leurs véritables proportions, plutôt que sur un écran, «c'est ce qui permet de sortir du cadre». Et, justement, Moi, ce que j'aime, c'est les monstres, où les cases traditionnelles de la bédé se font rares, célèbre tout ce qui n'entre pas dans le moule. Comme Emil Ferris.

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Les frais de déplacement pour ce reportage ont été payés par Éditions Alto.

ILLUSTRATION FOURNIE PAR ALTO

Autoportrait d'Emil Ferris