C'est un beau livre sur la pièce la plus mythique du répertoire québécois, qui fête ses 50 ans cette année. Mais c'est surtout la fascinante histoire de sa création que raconte notre collègue Mario Girard dans son livre Les belles-soeurs - L'oeuvre qui a tout changé. Riche de ses images d'archives, des témoignages de Michel Tremblay et d'André Brassard, de ceux des actrices et témoins de l'époque ainsi que des hommages du milieu théâtral d'aujourd'hui, ce livre s'adresse autant à ceux qui veulent se souvenir qu'à ceux qui ignorent tout de l'épopée de cette fabuleuse naissance, qui a donné une voix à tout un peuple.

On se demande, 50 ans après sa création, ce qu'on peut dire de plus sur Les belles-soeurs, mais on comprend qu'en dédiant ton livre à tes neveux, nièces et filleuls, tu voulais raconter l'histoire de la pièce à la génération d'aujourd'hui.

Exactement. C'est sûr que les spécialistes de la littérature pourraient dire que j'aurais dû approfondir tel ou tel aspect, mais je leur laisse ça. Ce n'est pas ce que j'ai voulu faire. J'ai voulu raconter une histoire, et la raconter aux jeunes.

C'est pour ça que je parle du contexte, de 1968, de la crise du joual, de la Révolution tranquille, de cette quête identitaire... Tremblay arrive dans un «maelstrom», le mot est de lui, et c'est ce que j'ai voulu raconter en nous replongeant dans cette époque, et dire pourquoi cette pièce traverse le temps. C'est la pièce québécoise la plus jouée dans le monde, et c'est fascinant.

C'est fascinant pour une pièce dont on disait qu'elle n'était pas «exportable», parce que vulgaire et trop locale.

Oui. Je raconte aussi la guerre qu'il y a eu quand on a voulu produire la pièce à Paris. C'est fou! Ça en dit long sur le clash que cela a créé. J'ai rencontré Jean-Noël Tremblay, qui était ministre des Affaires culturelles à l'époque. Il y avait Claire Kirkland-Casgrain qui disait: «Non, ce n'est pas vrai que cette pièce-là va aller nous représenter à Paris.» C'est à cause de John Goodwin, Tremblay le reconnaît, qui a pris le projet sous son aile et a eu une aide financière d'Ottawa (quand même!), qu'ils sont allés à Paris. La pièce avait connu un immense succès à Montréal, à sa création en 1968, à ses reprises en 1969 et 1971, mais c'est vraiment en 1973, quand elle est allée à Paris, que ç'a été la consécration et qu'elle a connu une carrière internationale. On a encore besoin de l'assentiment des cousins.

Tu racontes que Michel Tremblay était en colère après avoir vu, avec André Brassard, le film Caïn. Ils étaient exaspérés de ne pas entendre la langue réelle au Québec.

C'est pour ça que c'est une maudite bonne histoire. Tu as un gars de 19 ans avec un gars de 23 ans, deux amis qui vont au cinéma l'après-midi voir ce film-là, qui sortent du cinéma en tabarnak, qui vont manger un hot-dog au Sélect et qui prennent une gageure. Ça part de là ! Tremblay voulait écrire une saynète, et dès les premières pages, il place 15 personnages, et rapidement, ça devient une pièce. Oui, ça part d'une colère, d'une réaction, de «ce n'est pas vrai qu'on parle comme ça au Québec». Il y avait eu Jacques Renaud qui avait utilisé le joual dans son roman Le cassé, mais ce qui est renversant, c'est qu'en 1968 arrive aussi Réjean Ducharme, avec ses premières pièces. Tremblay et Ducharme inventent en même temps une manière d'écrire en joual. Tremblay aimait son «heille» et l'a ensuite intégré dans son écriture. Les jeunes ne soupçonnent même pas comment cette langue qu'ils entendent encore maintenant n'avait pas sa place dans l'art, dans notre dramaturgie, notre littérature, notre culture. Il a fallu un gars comme Tremblay pour le faire. Et à partir de là, tout va aller très vite.

Même quand on connaît l'histoire des Belles-soeurs, on ne s'en lasse pas, tellement elle est fondatrice. On se demande surtout comment elle a pu naître dans la tête d'un gars qui n'avait que 23 ans.

En même temps, Tremblay le dit lui-même que c'est une pièce bourrée de défauts. Il trouve qu'il y a trop de tout. Trop de personnages, trop d'intrigues, trop de trop. Mais il avait beaucoup de choses à dire. Des choses qu'il entendait de sa mère et de ses tantes. Il ne faut pas oublier qu'il est né pendant la guerre alors que tous les hommes étaient partis de la maison. Pierrette Guérin, mon personnage préféré, lui a été inspirée par une cousine qui travaillait comme waitress sur Saint-Laurent. C'est la seule femme libérée de la pièce, la seule qui n'a pas d'enfant, qui n'est pas mariée, et elle est rejetée par la meute.

Michel Tremblay entretient une relation trouble avec Les belles-soeurs, parce que c'est la pièce dont on lui parle le plus depuis 50 ans. Il ne faut pas oublier que va suivre ensuite une oeuvre magistrale, tant théâtrale que romanesque.

Il demeure très fier de cette oeuvre-là parce qu'il lui doit tout. Il sait que c'est ce qui l'a fait connaître. En même temps, il me l'a dit, il y a des soirs où il allait assister à une première et où il avait mal au coeur dès la première réplique. Mais chaque fois, il se faisait avoir. Parce qu'il y avait une proposition. Voir un metteur en scène interpréter ton oeuvre est le plus beau cadeau que tu puisses faire à un créateur. Mais, effectivement, c'est une relation étrange, parce que c'est sûr que pour un auteur, c'est toujours sa dernière pièce qui est la meilleure. Il n'y peut rien, il va devoir vivre avec ça toute sa vie.

Photo André Le Coz, fournie par Bibliothèque et Archives nationales du Québec/Fonds journal Québec-Presse

Le dramaturge Michel Tremblay

Comment expliquer que cette pièce continue de toucher même des publics étrangers?

Les gens que j'ai interviewés l'expliquent très bien: c'est le comportement de la meute qui est universel. 

Germaine Lauzon s'élève au-dessus de la meute, et elle est pourtant l'une des leurs. Elle leur dit quoi faire, elle ne colle jamais de timbres. C'est pour ça que la pièce a eu un énorme succès en Écosse, en Hongrie, en Italie... C'est ça qui les touche. Et le discours des femmes aussi. Une anecdote magnifique, c'est lorsque Tremblay va dîner un jour chez son père, et sa tante Robertine, qui a inspiré le personnage d'Albertine, est là. Il est dans ses petits souliers parce que la semaine avant, on a présenté En pièces détachées aux Beaux dimanches de Radio-Canada. Elle lui a dit pendant le repas: «Toute ma vie, je me suis confessée à un curé qui ne me comprenait pas, et je ne savais pas que j'avais un neveu dans la maison qui me comprenait.» C'est beau.

Qu'est-ce que tu as appris de plus important avec ce projet?

À quel point cette pièce-là a joué un rôle énorme. C'est pour ça que j'ai choisi ce sous-titre, L'oeuvre qui a tout changé, et je l'assume. L'histoire de l'art est ainsi faite: tu t'inscris dans le temps, tu as été précédé par d'autres et tu seras suivi par d'autres. Cette pièce-là a joué un rôle primordial, pas juste dans l'histoire de notre littérature, mais dans l'histoire de l'art et de la culture. C'est fou, comment ce gars-là, qui avait grandi sur le Plateau, qui était typographe, est arrivé et a tout bousculé. Et il a bien bousculé, en ayant la force d'encaisser. Il trouvait même ça excitant. Quand tu regardes sa production dans ces années-là, c'est hallucinant. Tremblay et Brassard étaient partout. Tremblay fait face aux critiques, aux médias, aux entrevues, il patauge là-dedans et il fait bien avancer le navire, ce navire dont on avait tellement besoin.

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Les belles-soeurs - L'oeuvre qui a tout changé. Mario Girard. Les éditions La Presse. 215 pages.

Image fournie par Les éditions La Presse

Les belles-soeurs - L'oeuvre qui a tout changé