Comment transformer le souffle épique de la langue gaspésienne en littérature? Avec La bête creuse, Christophe Bernard frappe la plus fabuleuse des garnottes dans les dents de l'année littéraire québécoise. Un exploit, rien de moins. La Presse est allée rencontrer ce jeune prodige de 35 ans au Vermont, d'où il a lancé sa puck par-dessus la frontière américaine.

La bête creuse s'ouvre sur un prologue hallucinant qui raconte l'affrontement à l'origine de tout ce qui va suivre.

Un tournoi de hockey juvénile entre les Grisous du village fictif de Saint-Lancelot-de-la-Frayère et les Crolions de Paspébiac, au début du XXe siècle, en Gaspésie. Dans le filet des Grisous, Monti Bouge, «les schnolles rentrées par en dedans» face à l'attaquant Billy Joe Pictou, un «Micmac pure laine» qui «pouvait te pulvériser d'un snap le tibia de nos enfants». Nous sommes en prolongation, l'heure est grave.

Pictou avance, «des enfants désossés revolaient dans son sillage», shoote un «snap de ligue nationale» que Monti, prêt à mourir pour gagner, arrête avec ses dents (on jouait avec pas d'casque à l'époque), et ça se termine dans une mêlée épouvantable au fond du filet.

Mais Victor Bradley, le juge de ligne aux yeux vairons de Paspébiac, estime que le but est bon quand même.

En Gaspésie, et au Québec en général (pensons au but d'Alain Côté), c'est le genre de truc qui crée des rivalités éternelles. Dès lors, Bouge et Bradley entretiendront une chicane infinie, faite de coups pendables à répétition, qui s'étalera sur des générations. Et de ce prologue qui donne le ton, Christophe Bernard déploie sur plus de 700 pages une fresque familiale ahurissante qui s'appuie sur un seul matériau: la langue de son pays natal et la mythologie qu'elle permet.

«Le prologue devait fonctionner comme une espèce de magma qui allait exploser et donner le Big Bang qui est le reste du livre», confirme Christophe Bernard, que nous sommes allés rencontrer au Vermont, où il habite avec sa femme et leurs trois enfants.

«Peut-être que j'exagère, je suis Gaspésien, mais tout est contenu dans ce prologue. Cette histoire de puck là est tirée d'une histoire réelle, déclinée de manière tout à fait autre.»

Une histoire racontée par son père, qui a travaillé toute sa vie comme cuisinier pour la garde côtière. Un homme, dit l'écrivain en riant, «qui pouvait méditer des vengeances sur 20 ans».

Le mal du pays

Christophe Bernard est né en 1982 à Maria, en Gaspésie, et a grandi à Rimouski. La littérature, il est tombé dedans quand il était petit, avec Tolkien, Stephen King et Lovecraft. Il gagne sa vie aujourd'hui comme traducteur - notamment au Quartanier qui publie La bête creuse -, du Vermont (par amour pour sa blonde américaine), mais il est assez près de la frontière pour ne pas trop se sentir en exil, «même si le Québec et les États-Unis sont deux galaxies différentes».

«J'essaie d'aller au Québec aux six semaines», poursuit-il, et ça semble lui tenir à coeur. Il n'a pas encore la citoyenneté américaine. Sa coquette maison du Vermont, dont la pelouse est constellée de pommes tombées du pommier, achetée assez récemment, depuis que sa conjointe a fini ses études de médecine, possède des bibliothèques bien garnies (des rayons complets de poésie), entourées des jouets de son fils. Mais Christophe Bernard aime surtout écrire dans la véranda, en compagnie de son chien Percy, un sympathique rescapé d'un refuge, très photogénique quand on le prend en photo avec son maître.

Christophe Bernard a étudié en littérature à Québec, découvert les Miron, Kafka, Dostoïevski, Rimbaud, Lautréamont - «J'aimais les choses très fortes, effervescentes», souligne-t-il -, avant de poursuivre ses études à Paris et Berlin, où il planchait sur l'oeuvre de Bertolt Brecht dans l'unique but de vivre en Europe.

Mais quelque chose est arrivé. Une mononucléose, aggravée par le mal du pays. C'est dans son lit d'hôpital, il y a dix ans, qu'il a écrit les premières notes de son roman. «Il y a toute une nostalgie de la langue et de la culture, de cabotinage et de manière d'être qui traverse La bête creuse, explique-t-il. Pour moi, c'était une façon de continuer à être au Québec et de réactiver tout un bagage qui était latent, une mémoire linguistique.

«Au départ, j'ai voulu capter cette espèce de richesse orale et cet humour incroyables. Les Gaspésiens ont une façon de saisir les choses et de déboîter le moment, de toujours tordre la logique de ce qu'ils voient et de créer des effets comiques tordants. Et ça ne peut juste pas se perdre. Ce n'est certainement pas mon père qui allait mettre ça sur papier, il a passé sa vie à naviguer. Il m'a raconté un milliard d'anecdotes et quelques millions seulement se trouvent dans le roman.»

«Mon ambition, c'était une langue. Plus qu'une histoire ou une forme.»

Quand on lui dit qu'on n'avait pas lu une telle ambition romanesque depuis le Joyce de Victor-Lévy Beaulieu, ses yeux s'allument. «C'est peut-être mon livre québécois préféré.»

Photo François Roy, La Presse

Christophe Bernard et son compagnon d'écriture, son chien Percy

La chevauchée des parlures

Il est impossible de résumer l'histoire de La bête creuse, qui se déroule sur un siècle et trois générations. Et ce n'est pas important, puisque la véritable expérience de ce pavé de fou est entièrement contenue dans l'écriture. Si vous le lisez en diagonale, vous ratez tout, car c'est le genre de roman, hyper rare, qui vous fait éclater de rire toutes les trois pages si vous savourez chaque phrase.

Christophe Bernard, qui a rempli des tonnes de carnets de mots et d'expressions, mélange les vocabulaires, tant du passé que du présent, car nous suivons trois histoires en parallèle: celle de l'ancêtre, Monti Bouge, qui a fait fortune lors d'une partie de poker (alors qu'il allait chercher de l'or au Klondike, mais qui s'est perdu en Ontario); celle d'un party de jeunes monstrueusement destructeur au début des années 2000 dans le chalet d'un oncle parti dans le Sud; enfin, celle de François, petit-fils de Monti, trimballant le manuscrit d'un grand roman, qui part de Montréal pour retourner en Gaspésie (en taxi!).

Ces chevauchements permettent à Christophe Bernard un terrain de jeu d'écrivain qui appelle tant la langue de ses ancêtres que la liberté narrative de David Foster Wallace (Infinite Jest a été une grande influence), Thomas Pynchon, Nabokov, VLB, et «même François Pérusse ou Les Simpson», ajoute-t-il.

«Il y a une langue vieillie dans le livre, mais j'ai voulu la galvaniser, l'électrifier, la passer un peu à l'acide du point de vue d'une génération plus jeune qui porte quand même cet héritage-là de Ferron ou VLB.»

Christophe Bernard a même cassé une règle dès le départ, en faisant du narrateur anonyme de son roman clairement un Frayois avec ses partis pris - contre Bradley, évidemment, qui «n'a jamais rien donné d'autre que des morpions à personne».

La malédiction

Une malédiction plane sur la lignée Bouge (François en est persuadé), et c'est l'alcool, qui tapisse tous les gosiers et toutes les pages de La bête creuse, où l'on prend des brosses homériques au Yukon, un alcool fort que les Bouge reçoivent chaque semaine par un tour de passe-passe compliqué à expliquer.

«Il y a une culture de l'alcool qui est assez dominante dans ces générations-là en région, et on ne parle pas d'alcool fin, note Christophe Bernard, qui s'est fait raconter les cuites historiques de la péninsule par son père. Ça me semblait pertinent et intéressant d'alcooliser tout ça, parce qu'il y a plein de choses fantastiques et magiques qui se déroulent dans le livre, mais c'est toujours sous le prétexte de l'alcool. C'est ce qui permet de faire émerger la bête creuse. Une suspension du réalisme par l'alcool, si on veut. Tout est exagéré, hyperbolique, mais peut se réduire à quelque chose de réel à tout moment.»

Photo François Roy, La Presse

Malgré son alcoolisme surnaturel, Monti Bouge est devenu l'homme le plus riche de La Frayère. Avec de grandes ambitions pour son patelin dont il voit avec aigreur les habitants s'isoler dans l'individualisme et la consommation. «Je voulais qu'on devienne un peu plus ce qu'on est, c'est toute», lance-t-il, dans une espèce de déclaration nietzschéenne.

«C'est aussi un livre sur la dégénérescence, le déclin et la décadence.»

«On est dans une région magique qui verse peu à peu vers quelque chose de plus terre à terre, qui perd de son authenticité et toute sa dimension mythologique. Les jeunes suivent cette mouvance, leur parler se dégrade et le rapport à leur patrimoine se dissout aussi. Un personnage, Yannick, refuse de croire à l'histoire de la puck dans les dents. De là tout le potentiel métaphorique de La bête creuse, aussi. Retrouver cette espèce de passé qui est en train de s'effriter et de se perdre.»

Christophe Bernard a creusé comme une bête dans ce passé et cette langue pour en faire clairement de l'or, comme un alchimiste. C'est en tout cas une méchante grosse pépite qu'il vient d'ajouter à la littérature québécoise.

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La bête creuse. Christophe Bernard. Le Quartanier. 717 pages.

Photo fournie par Le Quartanier