Patrick Deville, que beaucoup ont découvert lorsqu'il a remporté le prix Femina en 2012 pour son fascinant roman Peste & choléra sur la vie du bactériologiste Alexandre Yersin, est engagé depuis longtemps dans une immense fresque littéraire, hypermnésique, intitulée Sic Transit Gloria Mundi, dont il a prévu 12 livres en quatre trilogies. Avec Taba-Taba, le plus proustien de ses romans, nous voici au milieu de ce projet fou, et c'est par ses archives familiales qu'il dresse un portrait de la France, et du monde, de 1860 à aujourd'hui. Car chez les Deville, après les guerres, on ne jettera plus jamais rien. Magistral, comme toujours, et sur la première liste du Goncourt. Entretien avec cet écrivain très grand voyageur qui n'a toujours pas cessé de faire le tour du monde pour en faire le portrait général par le menu détail.

Quelle est la méthode Deville? Comment construisez-vous l'architecture très complexe de vos romans, en particulier celui-ci?

Chaque fois, il y a trois moments très différents et très disproportionnés dans le temps. Le premier moment est celui de la recherche, en bibliothèque, des notes de lecture, des entretiens, des voyages, énormément... Tout cela dure généralement des années. Ensuite, il y a le moment de la construction à partir de tout ce matériau, l'idée de trouver une forme. Je voulais écrire la France de 1860 à 2017, ça, c'était pour l'histoire, et pour la géographie, je ne savais pas trop comment j'allais organiser cela. J'ai décidé de faire ce tour de la France en cherchant toutes les adresses que je trouverais dans les archives. Enfin, il y a un troisième moment, le plus bref et le plus brutal, qui est celui de l'écriture de la première phrase à la dernière, mais une fois que la construction est faite.

Pourquoi cette obsession de l'an 1860, dans vos romans?

Tous les romans du cycle Sic transit gloria mundi commencent en 1860 et vont jusqu'à aujourd'hui. C'est maintenant une année que je connais tout autour du monde comme si je l'avais vécue. 1860, c'est le moment où pour la première fois - enfin, c'est la thèse que je prends -, toutes les informations sont disponibles sur toute la planète, où toutes les civilisations et tous les peuples connaissent l'existence des autres et où un événement qui se produit quelque part a des répercussions partout. C'est la deuxième révolution industrielle, la planète rétrécit brusquement, avec les navires à coques en fer, la vapeur, les locomotives, le canal de Suez, etc., et c'est le début de l'européanisation du monde, jusqu'à la Première Guerre mondiale.

Vous utilisez votre histoire familiale pour raconter celle de la France et, plus encore, celle du monde. C'est une perspective hallucinante et il n'est pas étonnant que vous citiez Proust. C'est une entreprise d'une grande ambition.

Chaque fois, je m'appuie sur l'histoire de la littérature. Je la reprends dans chacune des zones du monde où j'écris ces livres et pour celui-là, sur la France, la ligne que j'ai choisie, c'est Chateaubriand, Hugo, Proust, Modiano, qui sont pour moi des écrivains très importants. Effectivement, ce livre est peut-être et même très certainement plus proustien que les autres, pour tout un tas de raisons, mais c'est l'entreprise également qui est proustienne, de cette oeuvre qui n'en est qu'au milieu.

Vous répétez que vous n'écrivez pas de romans historiques et vous avez toujours le souci de parler du présent en parlant du passé. Pourquoi?

Je n'aime pas le roman historique, c'est vraiment le seul genre littéraire que je déteste. Ce qu'on appelle le roman historique, c'est comme les films en costumes, en fait. Dans ces romans que j'écris, il n'y a pas du tout de fiction, je n'invente pas de personnages, je n'invente pas d'événements, et je serais incapable de placer dans la bouche ou dans l'esprit de quelqu'un une phrase dont je n'ai pas la preuve qu'il l'a dite ou qu'il l'a écrite. C'est la grande différence avec le roman historique. Par contre, en effet, il y a toujours ce rêve d'écrire à la fois pour le passé très lointain et le futur très lointain. Dans Taba-Taba, je parle des grands moralistes du passé, des poètes de l'Antiquité qui n'ont jamais connu l'existence du papier, ni de l'imprimerie ou de l'ordinateur, et en plus, nous les lisons dans une langue qui aujourd'hui n'existe pas. Pourtant, en effet, je me sens proche d'eux davantage que de mes contemporains. Il y a cette espèce de confrérie, si on veut, avec les scribes du passé, et puis on écrit aussi toujours en prévision de très lointains descendants dans 1000 ans, de la même façon que nous, nous lisons ces poètes de 2000 ans. On écrit également pour donner aux uns des nouvelles du futur, et aux autres des nouvelles du passé.

Vous écrivez que les membres de votre famille sont des personnes ordinaires ballottées par l'histoire, qui tentent d'ailleurs de se fixer, alors que vous, vous allez incroyablement voyager, terrorisé par l'immobilisme d'une opération dans votre enfance. C'est fou, tous ces voyages, vous craignez même votre audace. Par culpabilité?

Je ne sais pas, c'est le problème de la poule et de l'oeuf. C'est difficile de savoir quelle est la cause et quel est l'effet. Pour rationaliser, je me dis que je voyage pour écrire ce livre, mais peut-être que j'écris ce livre parce que je voyage. Ce qui change par rapport aux autres livres, c'est que j'ai écrit beaucoup de vies de personnages réels qui ont fait l'Histoire. Là, je ne voyais pas bien qui j'aurais pu prendre de français - on ne va pas réécrire un truc sur de Gaulle, quoi. L'intérêt, au contraire, est que ce sont des gens qui, sur quatre ou cinq générations, n'ont pas du tout fait l'Histoire, mais l'ont subie. Ma vie consiste à faire des tours du monde en prévision d'écrire les livres prochains, mais oui, peut-être que cela a à voir avec cette crainte de l'immobilité. C'était le cas pendant ce livre, parce que pendant deux ans, j'ai tellement voyagé en me demandant chaque fois si ce n'était pas la dernière fois.

Vous abordez les attentats en France, tout en consignant des faits historiques importants qui expliquent le chaos présent, et aussi le dérèglement climatique. Avez-vous l'impression d'écrire à l'aube de menaces semblables aux deux grandes guerres?

Je ne suis pas prophète. J'ai commencé ce cycle, dont les livres peuvent se lire dans le désordre, même s'ils sont destinés ensuite à être lus dans l'ordre, il y a 20 ans. Le présent du premier livre en Amérique centrale, c'est 1997. Sans faire de prophétie, il y a aussi tout un contenu historique et politique dans ce livre de ce qui peut advenir dans le futur. Dans celui-là, il y a en effet cette grande nouveauté. J'appartiens à une génération de Français qui n'a pas connu deux guerres sur son territoire national. La France n'a pas cessé d'être en guerre depuis 1945, mais à l'extérieur. Il y a eu les guerres coloniales, il y a maintenant les guerres au Proche- et Moyen-Orient, en Afrique sahélienne, etc. Ce livre commence avec les attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015. Cette situation est en train de changer. Et les conflits, de se rapprocher. Sinon, le dérèglement climatique, ce n'est pas une prophétie non plus de le dire, contrairement à ce que prétend Trump; c'est objectif, c'est évident. Le temps de ma vie, tout cela, ce qu'on croyait éternel, a considérablement été modifié et cette modification s'accélère.

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Taba-Taba. Patrick Deville. Seuil. 430 pages.

Image fournie par Seuil

Taba-Taba, de Patrick Deville