Avec Le corps des bêtes, Audrée Wilhelmy signe un troisième roman moins «tapageur» que le précédent, mais tout aussi dérangeant. Rencontre avec une jeune auteure qui se plaît gentiment à semer le malaise en abordant de front les tabous.

Un village isolé en bord de mer, une famille aux rapports pour le moins étranges, une histoire qui suggère l'inceste... Dans l'univers trouble des frères Borya, les relations sont tendues, voire inexistantes, mais paradoxalement loin d'être houleuses, découvre-t-on dans Le corps des bêtes. Les années passent dans l'estuaire, indolentes, et voient grandir la petite Mie, jeune fille esseulée et solitaire qui développe une fixation sur son oncle Osip.

«Contrairement à [mon deuxième roman] Les sangs, je crois avoir trouvé dans Le corps des bêtes une écriture moins violemment choquante, affirme Audrée Wilhelmy. J'ai eu un plaisir poétique à l'écrire. C'est très calme, moins tapageur. La violence y est présente, mais elle est plutôt psychologique, il n'y a pas de scènes qui inspirent le dégoût.»

«J'ai l'impression d'être devenue adulte avec ce livre», confie l'auteure, qui a passé le cap de la trentaine il y a deux ans.

Selon elle, Le corps des bêtes risque de moins rebuter les lecteurs qui ont été choqués par Les sangs - qui évoque les meurtres grotesques de sept femmes -, même si elle comprend que ce troisième roman puisse néanmoins déranger. «C'est le rôle de la littérature, dit-elle. Si les gens veulent lire des trucs qui les réconfortent, je ne suis peut-être pas la bonne auteure pour eux!»

Avec son deuxième roman, Audrée Wilhelmy admet avoir cherché à exciter le lecteur, tout en le poussant à être choqué de sa propre excitation. Mais Le corps des bêtes, explique-t-elle, pose une question: «Dans notre monde, la situation exposée est condamnable. Mais à l'intérieur de cet univers, qu'est-ce qui devient réellement condamnable?»

Explorer les tabous

Tout en semant insidieusement le malaise chez son lecteur, la jeune auteure parvient à créer une atmosphère nébuleuse, entretenue par les non-dits, qui enveloppe le vase clos dans lequel vivent Osip, Mie et sa mère, Noé.

«Cette brume me permet d'aller beaucoup plus loin dans l'exploration des tabous parce qu'ils ne sont pas ancrés dans le réel. La réaction du lecteur ne serait pas du tout la même si je situais cette histoire sur le Plateau Mont-Royal en 2017. À un moment donné, on se retrouve confronté à soi lorsqu'on commence à trouver certaines choses plus acceptables. Et c'est un jeu que j'aime bien entretenir», ajoute-t-elle, sourire en coin.

Au début de l'écriture du Corps des bêtes, il y a quatre ans, Audrée Wilhelmy s'était lancée dans ce roman avec l'intention d'explorer le mythe de Salomé - l'une de ses belles-filles portant ce prénom.

«Un peu comme dans Les sangs, où je cherchais à expliquer le personnage de Barbe-Bleue et trouver une façon de le rendre moins monstrueux, je voulais comprendre comment le triangle de l'inceste, consenti par la mère, pouvait devenir légitime d'une façon ou d'une autre, ou être moins directement condamnable.»

C'est en construisant des personnages complexes, aux multiples facettes, qu'elle s'est insinuée dans une épineuse relation mère-fille, entre Noé et Mie, et au sein de rapports familiaux tragiques où personne ne communique et ne semble être heureux.

«Ce portrait n'est pas du tout représentatif de ma famille, mais je n'ai pas tendance à écrire des choses très joyeuses, s'exclame-t-elle en riant. Je viens d'un milieu très sain, je suis quelqu'un de très peu tourmenté. Être à l'abri de la violence continuellement fait en sorte que tu développes une curiosité pour cette chose-là.»

Créer une lignée féminine

Ceux qui ont lu le premier roman d'Audrée Wilhelmy, Oss, reconnaîtront rapidement le personnage énigmatique de Noé, qui a quelques années de plus dans Le corps des bêtes. Une femme qui se tait continuellement, mue par le désir de partir, qui entretient des relations malsaines avec les membres de sa famille et s'exprime par ses silences prolongés.

Pourquoi l'avoir fait revivre? «C'est le personnage qui est à la fois le plus loin et le plus proche de moi, qui suis une verbomotrice totale. C'est un peu moi dans la fiction, croit l'auteure. Elle me permet d'entrer dans mon inconscient et de le faire émerger à travers l'écriture.»

La jeune femme raconte avoir commencé à écrire Le corps des bêtes alors qu'elle venait d'emménager avec son conjoint et éditeur, et ses deux filles.

«Du jour au lendemain, je me suis retrouvée dans une vie familiale très forte - et Noé a juste envie de partir de cet univers. Mais ça a été très long pour moi de comprendre que c'était en train de m'expliquer la peur d'être prise dans cette vie-là. En entreprenant cette démarche qui est à la fois écriture et autopsychanalyse, j'ai réussi à placer les choses dans ma propre vie et à me rendre compte que je ne suis pas prise du tout.»

«Je sens que le personnage de Noé va revenir à différents âges de ma vie. Puisqu'elle est nomade, je peux la placer n'importe où, explorer différentes périodes de la vie à travers elle, dans des vies complètement différentes.»

Son prochain roman, d'ailleurs, s'inscrit dans la continuité du Corps des bêtes et d'Oss. Il racontera l'histoire de la mère biologique de Noé et tissera même des liens avec Les sangs. «Je veux créer une lignée féminine, montrer des femmes très puissantes, mais très singulières aussi.» Mais il ne sera pas nécessaire d'avoir lu les romans précédents pour s'y plonger, précise Audrée Wilhelmy.

L'écriture, entamée depuis près d'un an, devrait avancer plus rapidement au cours de l'année prochaine, espère l'auteure, qui estime avoir enfin trouvé sa voix et son rythme dans la création. Après un automne qui s'annonce chargé, elle fera la promotion de son nouveau roman en France, où il sera publié chez Grasset comme le précédent. «C'est excitant et enthousiasmant, se réjouit-elle. J'ai l'impression que Le corps des bêtes m'a permis d'entrer dans une nouvelle phase.»

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Le corps des bêtes. Audrée Wilhelmy. Leméac. 160 pages.

EXTRAIT

« Osip aime l'acharnement de ses frères, les combats qu'ils mènent contre le revif. Tantôt ils fabriquent des structures de branches et de galets, regardent si elles résistent aux vagues, tantôt ils s'avancent très loin sur les rochers, leurs pieds glissent sur les algues, ils attendent que la marée monte et suivent sa progression vers la chaumière. Ils ne savent pas nager, personne ne sait nager, mais ils apprivoisent la mer quand même, avec leurs inventions et leurs jeux, comme Osip avec sa corne de brume. »

photo fournie par Leméac

Le corps des bêtes, d'Audrée Wilhelmy