Les romans de l'écrivain britannique David Mitchell (La cartographie des nuages) ne ressemblent à aucun autre. L'âme des horloges (Alto) ne fait pas exception. On y suit Holly Sykes de 1984 à 2043. Sur fond de lutte entre des entités ennemies parvenues à l'immortalité par des voies différentes. Le réalisme, le politique, le social, l'économique et l'écologique côtoient ici le fantastique. Le pari est risqué. De quoi plaire à David Mitchell. La Presse s'est entretenue au téléphone avec ce littéraire qui sait rire de lui-même.

Pour bien des gens, vous êtes l'auteur de La cartographie des nuages (Cloud Atlas), que les Wachowski et Tom Tykwer ont adapté au cinéma. Mais vous avez eu une vie avant ce roman, qui est votre troisième. Vous m'en parlez un peu?

C'est mon livre le plus connu, celui dont le titre sera peut-être inscrit sur ma pierre tombale (rires). D'une certaine manière, j'ai toujours voulu être écrivain. J'ai commencé à écrire mes premières histoires vers l'âge de 10 ans. Mais je n'allais jamais très loin. Une page, deux, parfois trois. Au fil du temps, j'ai voulu devenir joueur de football, inventeur, scientifique... mais je revenais toujours à mon ambition originale. Écrire. Je dessinais aussi beaucoup. Des cartes surtout, de pays, de continents, de mondes imaginaires. Elles sont peut-être mes premiers «romans». Puis, dans la vingtaine, je me suis mis à l'écriture de façon plus systématique, plus disciplinée. Et un jour, j'ai été assez bon pour être publié.

La plupart des auteurs ont d'abord été d'avides lecteurs. Vers 7 ans, vous avez commencé à bégayer. Est-il possible que cela vous ait poussé vers les livres?

Je pense que j'aurais, de toute manière, aimé lire. Ce qui est sûr, par contre, c'est que bégayer m'a obligé à développer mon vocabulaire. Je devais - et je dois toujours - penser de façon différente pour dire certaines choses, sachant qu'il y a des syllabes et des lettres que je ne peux pas prononcer. À l'époque, c'était une question de survie dans cette jungle qu'est le monde des petits garçons. Il m'a fallu apprendre à voir le bégaiement comme un compagnon, et non un ennemi. Sur le plan du lexique, ça a été bon pour moi. On va dire que je remercie Dieu de ne pas avoir répondu à mes prières sur le sujet, comme dans la chanson Unanswered Prayers de Garth Brooks. (pause) Vous voyez, je cite un chanteur country, et non Shakespeare ou James Joyce! (rires)

Pour en revenir à Cloud Atlas, est-ce que ce livre a changé votre vie?

Il m'a donné la stabilité financière qui me permet d'écrire sans avoir à trop me soucier des ventes à venir. Parce que si vous pensez trop aux ventes en écrivant, le résultat, en général, restera sur les rayons. Parce qu'il sentira trop la formule.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que L'âme des horloges ne suit aucune formule! Vous êtes un auteur exigeant pour ses lecteurs: ils doivent vous faire confiance, vous suivre les yeux fermés... ce qui n'est pas évident pour lire!

(rires) Mais c'est ce qu'ils attendent de moi. Oui, mes livres présentent des défis si vous les comparez au Da Vinci Code, mais pas dans l'absolu. Pour moi, un roman qui ne comporte pas de défis est confortable, mais pas vraiment satisfaisant. Par contre, un roman qui comporte trop de défis, ce n'est pas mieux. C'est comme vous obliger à aller au gymnase tous les jours: peut-être que c'est bon pour vous, mais, au bout d'un moment, vous n'avez plus envie d'y retourner. Je suis un auteur qui, je crois, fait passer les lecteurs du sofa au gymnase et du gymnase au sofa.

C'est une vaste question, car votre roman est très «vaste», mais qu'est-ce qui vous a inspiré L'âme des horloges?

La crise de la quarantaine. Quand j'ai commencé à me regarder dans le miroir et que j'ai remarqué que je n'étais plus jeune. Pas encore vieux, mais plus vraiment jeune. Ça m'a fait réfléchir sur la mortalité. Et sur l'immortalité. Je me suis demandé quel prix serait prêt à payer quelqu'un si on lui offrait de signer le pacte de Faust qui lui permettrait de ne pas vieillir, de rester le même. Et si vous pouviez vivre pour toujours, qu'est-ce que vous ça vous ferait? Seriez-vous toujours un être humain? Pourriez-vous apprécier la crème glacée, une marche sur la plage ou l'amour, s'il y en avait pour vous en quantités infinies ? Serait-ce aussi bon, aussi beau, aussi satisfaisant? Le roman est à propos de dizaines, de centaines d'autres choses, mais celui-ci est l'un des thèmes principaux.

Le roman fait près de 800 pages, mais il se divise en six parties très différentes les unes des autres par le genre et, aussi, les points de vue, puisque vous changez chaque fois de narrateur. Seule Holly sert de constante et, à deux reprises, de narratrice. Encore une fois, l'aventure est risquée. Mais vous l'avez choisie parce que...

(rires) Parce que je suis un faux romancier. J'écris des livres volumineux, mais la forme optimale, pour moi, est la novella. Avec 80 pages, j'ai assez d'espace pour faire vrombir les moteurs, mais pas assez pour commencer à m'ennuyer. Je construis donc une nouvelle longue qui mène à une autre et à une autre encore et, avec cela, je fabrique une étrange forme de roman.

Vous construisez plus que cela, je pense, puisque vous nous avez présenté certains personnages de L'âme des horloges dans Les mille automnes de Jacob de Zoet (je pense au Dr. Marinus) ou dans Cloud Atlas (Elijah D'Arnoq, par exemple).

En effet, novella et roman à la fois, je suis en train de construire ce que j'appelle un «über livre» (über book), qui se poursuivra aussi longtemps que je vivrai. Je ne suis pas le premier écrivain à faire cela, mais je me suis donné une règle très stricte : être à la fois un minimaliste et un maximaliste. Chaque livre doit se tenir seul si vous n'avez pas lu les autres, mais, si vous en avez lu, vous voyez les situations et les personnages sous d'autres angles. Vous amassez des indices, vous complétez des lignes de vie.

Vous nous racontez cette fois une histoire au départ réaliste, où pointe ici et là le fantastique (les voix que Holly entend, par exemple) avant d'y plonger carrément dans l'avant-dernière partie. Je reviens à la notion de risque et à l'ampleur du défi...

Ça ne présente pas pour moi un problème autre que technique: c'est difficile. Mais je ne suis pas le premier écrivain à mélanger la fiction littéraire au fantastique et certains des livres que je préfère sont de ce genre. Le maître et Marguerite de Boulgakov, par exemple, est probablement l'un des meilleurs romans à avoir été écrits, toutes langues confondues, et on y retrouve ce mélange. Même chose pour Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez et Les enfants de minuit de Salman Rushdie.

Dans L'âme des horloges, le fantastique n'est là, franchement là, que dans l'avant-dernière partie. Ensuite, on retourne au réalisme d'un futur proche. Ce qui donne une impression de finale en deux temps. Pourquoi ce choix?

Finir sur ce feu d'artifice, sur cet affrontement de «fantasy», aurait été un peu trop Disney. Je voulais terminer sur une note... pas noire, il y a de l'espoir à l'horizon, mais en mi mineur plutôt qu'en la majeur.

Une dernière question, au sujet de Crispin, écrivain imbuvable au centre de la quatrième partie. Il vous ressemble?

Ah! Il aurait pu être moi si je ne m'étais pas aussi bien marié et si mon ego avait eu la permission de contrôler mes relations et mes pensées. Mon ego est toujours un problème, mais jamais à ce point-là. (rires)

Six parties, six genres, un roman

> Vague de chaleur - 1984 «Une histoire pour jeunes adultes.»

> Or, myrrhe et encens - 1991 «Un récit social, à propos des classes et privilèges.»

> La noce - 2004 «Un texte "hemingwayesque" traitant des répercussions de la guerre sur ceux qui ont été au front.»

> Crispin Hershey ou le monde en solitaire - 2015 «Une satire, un pastiche sur le milieu de l'édition.»

> Le labyrinthe d'un Horloger - 2025 «Une oeuvre de fantasy sans concession aucune.»

> Sheep's Head - 2043 «Une dystopie, une vision du futur.»

Image fournie par Alto

L'âme des horloges, de David Mitchell