Jean-Simon DesRochers arrive avec son projet le plus ambitieux à ce jour; L'année noire, un quatrième roman, sombre et immense, publié en deux tomes, dans lequel une vingtaine de personnages - certains tirés de ses romans précédents - évoluent dans le même quartier montréalais autour de la disparition d'un enfant. Nous avons visité l'écrivain chez lui, dans son antre créatif, pour tenter de comprendre sa méthode.

Située dans un quartier tranquille de Chambly, la maison de l'écrivain Jean-Simon DesRochers est remplie des oeuvres de sa conjointe, l'artiste Andrée-Anne Dupuis-Bourret, avec qui il est en couple depuis 16 ans. Ils ont chacun leurs zones, elle a ses ateliers, il a son bureau. L'artiste prend plus d'espace physique, et l'écrivain, de son côté, développe dans son coin ses mondes complexes dans des romans qui lui demandent d'élaborer des plans pendant des années, parfois.

Jean-Simon DesRochers, que nous suivons depuis ses débuts, a l'attitude de l'homme apaisé, on dirait. «J'étais certain que j'allais être pauvre toute ma vie, confie-t-il, presque en se pinçant. Et puis, je suis devenu prof à l'Université de Montréal. Je suis hyper chanceux, ça n'a aucun sens. J'écris des livres que j'ai envie d'écrire, je n'ai aucun impératif financier, j'aime ma femme et mon enfant, et mon travail est d'encadrer des jeunes dans la vingtaine qui écrivent. C'est débile, ça ne se peut pas être chanceux de même!»

Il avait surpris tout le monde en 2009 par son premier roman, La canicule des pauvres, qui suivait 26 personnages pendant 10 jours de canicule. Le sablier des solitudes, en 2011, racontait les destins de 13 personnages coincés dans un carambolage. Demain sera sans rêves, en 2013, changeait de registre, en tâtant vaguement la science-fiction, révélant un personnage habité par les souvenirs de gens du futur.

Les inquiétudes, premier tome de L'année noire, revient au style chorale des deux premiers livres de DesRochers, avec une vingtaine de personnages parmi lesquels on retrouve des figures de tous ses romans précédents. «C'est le premier livre que j'ai écrit en sachant que j'avais un lectorat, dit-il. Je me suis dit que j'allais aller au bout d'une logique d'écriture que j'avais créée avec La canicule des pauvres, perfectionnée avec Le sablier des solitudes, virée de bord avec Demain sera sans rêves, et que j'allais faire la synthèse de tout ça en ramenant plein de personnages. J'aime mes personnages.»

Polyphonique et polyvalent

Il a écrit L'année noire en même temps qu'il menait sa thèse de doctorat (qui a donné l'essai Processus Agora en 2015) et un projet d'anthologie de la poésie aux Herbes Rouges, en plus d'élaborer les plans de ses deux prochains romans (il promet une autofiction la plus fausse possible !). Disons que Jean-Simon DesRochers a toujours plusieurs projets sur le feu, ou deux ou trois livres d'avance. Il nous montre sur l'écran de son ordinateur le plan du prochain bouquin. Pas de calepins de notes pour cet écrivain qui dit avoir entièrement «dématérialisé» son travail et qui bénit l'invention de Dropbox, ce logiciel qui sauvegarde tout et lui permet de consulter les versions antérieures de ses écrits.

«C'est le livre que j'ai recommencé le plus souvent. J'ai dû faire 35 versions des 100 premières pages. J'avais l'impression que je repassais dans des traces. Je me suis dit: fais donc le livre que tu as envie de lire, et je suis finalement revenu à la manière de La canicule des pauvres. J'imaginais un faux roman noir, et puis j'ai constaté: pourquoi cette pudeur intellectuelle face au genre? Est-ce que L'année noire est un peu un livre policier? Peut-être bien. Est-ce que ça me dérange? Pas pantoute. Le rapport au genre, on n'est plus dedans. On est dans la littérature et la littérature absorbe tout. Murakami ne se pose pas ces questions-là...»

Pourquoi deux tomes? D'abord pour prendre une revanche sur La canicule des pauvres qu'il avait prévu en deux livres. Et, très simplement, pour des raisons purement pratiques de confort du lecteur. «J'ai lu La fiancée américaine d'Éric Dupont et j'ai eu mal au bras. Et pour 2666 de Roberto Bolano, ça me prenait un coussin! C'est trop pesant!» Vrai que L'année noire est un pavé: Les inquiétudes fait presque 600 pages, et le deuxième tome, Les certitudes, un peu plus court, paraîtra à l'automne.

L'usage de l'empathie

Nous retrouvons dans Les inquiétudes la posture hyperréaliste et crue de DesRochers, qui soutient une forme «d'élégance» en déléguant au lecteur son propre jugement moral sur ce qu'il lit - et c'est parfois difficile à supporter, ce que l'écrivain propose. Un couple au bord de la rupture qui vit en plus l'enlèvement de son enfant, autour duquel gravitent entre autres un pyromane, un poète excessif, une lectrice de nouvelles prise dans un divorce, un sans-abri, des gens condamnés par la maladie, Monique la prostituée d'expérience (personnage préféré de DesRochers), une ex-policière qui enquête sur un réseau pédophile... tous des personnages qui sont, pour la plupart, effectivement dans une année noire. 

«Je joue sur une accélération du malheur, et pour moi, c'est le livre le plus émotivement difficile que j'ai écrit.»

L'érivain a fait beaucoup de recherches sur l'empathie pour sa thèse de doctorat, ce qui a manifestement déteint sur sa méthode. «On a beaucoup dévalorisé l'émotion en littérature. Dans mes recherches, j'en suis venu à mieux comprendre ma manière de travailler avec l'émotion, qui n'est pas une finalité, mais que je devais ajouter à ma manière de faire, pour donner une profondeur additionnelle, une signifiance plus grande à tout cela. C'est le livre que j'ai le plus ressenti en l'écrivant, je voulais même ressentir des choses que je ne voulais pas, dans ma vie ordinaire. Je voulais m'inquiéter moi-même. La dernière chose que je voudrais qu'il m'arrive, c'est ce qui arrive à ce couple dans mon livre...»

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Les inquiétudes. Tome I: L'année noire. Jean-Simon DesRochers. Les Herbes Rouges. 592 pages.