Pour offrir un «prolongement impressionniste et poétique» de sa pièce solo 887 créée en 2015, Robert Lepage publie un livre illustré en librairie depuis hier. Le texte de cette oeuvre très forte qui tourne autour du thème de la mémoire est accompagné de 55 illustrations créées par Steve Blanchet, proche collaborateur de Robert Lepage. En prime: une application qui permet de voir certaines images en réalité augmentée. Nous avons rencontré Robert Lepage vendredi dernier, jour du lancement officiel du livre à Montréal.

Le livre 

«J'avais envie de créer une extension de la pièce», nous dit Robert Lepage, qui estime que les textes de ses spectacles n'ont pas vraiment de valeur littéraire. «Je voulais donner une impression de ce qu'a été le processus de création. Et comme le spectacle a beaucoup évolué, il nous fallait quelque chose qui était plus dans l'esprit de la pièce et de l'esthétique des années 60.» Pour Steve Blanchet, qui a illustré le livre, il s'agissait de faire écho à la simplicité de l'oeuvre. «La mémoire qu'on garde de nos souvenirs est rarement très complexe. C'est plus une vague image de quelque chose... J'ai développé les illustrations dans cet esprit: on ne voit jamais les visages, on reconnaît les silhouettes seulement.»

La mémoire 

Basé sur les souvenirs d'enfance de Robert Lepage, 887 est traversé par le thème de la mémoire. Le dramaturge réussit admirablement bien à y faire cohabiter les souvenirs collectifs et personnels, particulièrement dans cette scène très chargée où, pendant que la famille écoute en direct à la télé le journaliste Gaétan Montreuil lire le manifeste du FLQ, le téléphone sonne pour annoncer la mort de la grand-mère de Robert Lepage. «Ça s'est passé exactement comme ça. C'est le moment où deux mémoires se rejoignent et ça s'immisce dans ta vie de façon très concrète. Tu t'en souviens toujours.»

L'illustrateur

Steve Blanchet, directeur de création chez Ex Machina, la compagnie de Robert Lepage, a fait partie de l'aventure de 887 dès ses balbutiements. C'est lui qui, tout naturellement, s'est retrouvé à imaginer les 60 illustrations du livre. «Quelqu'un d'autre aurait fait du bon travail, mais peut-être qu'il aurait trop illustré, justement, sans saisir l'image fondatrice de la pièce», croit Robert Lepage. Steve Blanchet, lui, nous dit qu'il a l'impression d'avoir gardé la même boîte de crayons de couleur pour travailler. «Les mêmes codes sont dans les deux », dit-il, heureux de constater que le livre « goûte» comme la pièce. «On s'est dit que tant qu'à faire un livre, il fallait voir ce qu'il y a derrière la pièce. Ça donne l'impression aux gens de visiter l'immeuble.»

L'application 

Le livre 887 vient avec une expérience toute nouvelle de réalité augmentée. Une application gratuite offerte dans l'App Store permettra de faire littéralement sortir du livre une quinzaine d'images grâce aux caméras de nos téléphones et tablettes. Par exemple, le fameux immeuble du 887, rue Murray, autour duquel se déroule la pièce, pourra être vu sous tous ses angles. On pourra aussi entendre la musique jazz dans une scène où le personnage du père est assis au comptoir d'un diner. «Ce sont les gens de chez Québec Amérique qui nous ont proposé ça, mais c'est très ex-machinien comme projet », constate Robert Lepage. Pour Steve Blanchet, cette application n'est pas seulement «un gadget pour un gadget». « Ça te donne une information supplémentaire que ni le livre ni même la pièce ne donnent.»

L'écriture 

C'est connu, les pièces de Robert Lepage sont des work in progress. Comment décide-t-il de la version de la pièce qui sera imprimée? «Il y a un nombre de représentations clés, où ça commence à être pas mal écrit. On a fêté notre 125e cet automne à Québec. Il y a un moment où il y a eu assez de coupures et de réécriture pour pouvoir dire qu'on est rendus à l'essence du texte. Ça ne veut pas dire que ça ne bougera plus, mais ce seront des détails.» Toujours dans le but d'être le plus concis possible - la règle, croit-il, pour écrire un bon scénario, roman ou poème. «Plus c'est simple, plus c'est économique, plus l'écriture est forte. Au début, il y a toujours beaucoup de redites, mais on est arrivés à un point où les redondances ont été élaguées.»

Les rimes 

Plusieurs scènes-clés de 887 ont été écrites en vers et viennent ponctuer la pièce. Ces passages en alexandrins sont tous liés à des souvenirs, comme celui montrant le général de Gaulle qui défile devant le parc des Braves. «Ce sont des scènes qui seraient trop longues à raconter sinon, explique Robert Lepage. Dans une comédie musicale ou un opéra, les gens parlent en prose, puis arrive un moment où tu sens le besoin de chanter une chose qui ne se dirait pas autrement que par le lyrisme, la rime, la rythmique.» 

Le clivage social

Certaines scènes de 887 sont comme des «pas de côté», comme cet Afternoon Tea au Château Frontenac qui s'inspire d'un documentaire de l'ONF. «Pas un seul anglophone n'allait là, raconte Robert Lepage. Ce n'était que des madames riches, assez colonisées pour jouer au Afternoon Tea, et les serveuses, qui étaient toutes francophones, étaient leurs esclaves.» Cette scène est l'une de celles qui servent au dramaturge à illustrer les clivages sociaux de l'époque - ce n'est pas pour rien que le poème Speak White de Michèle Lalonde, reproduit à la fin du livre, est un des fils conducteurs de la pièce. «Speak White, ça ne veut pas dire Parle anglais". Ça veut dire Parle la langue de l'oppresseur, du boss". C'est ça, cette scène.»

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887. Robert Lepage et Steve Blanchet. Québec Amérique, 165 pages. En librairie.

image fournie par Québec Amérique

887, de Robert Lepage et Steve Blanchet