C'est un sale temps pour la France, mais le ciel est radieux pour l'avenir de son polar, croit Aurélien Masson, directeur de la mythique collection «Série Noire» de Gallimard, qui fête ses 70 ans. Il est de passage au Québec pour présenter une exposition consacrée à cet anniversaire à la galerie de la bibliothèque Gabrielle-Roy. Entretien avec un homme qui a réalisé son rêve d'adolescence.

Malgré le décalage horaire, Aurélien Masson insiste pour qu'on fasse l'entrevue dans un bar afin de boire un verre. Le directeur de la collection «Série Noire» découvre avec plaisir la carte des bières artisanales québécoises. Cheveux longs, des tatouages plein les bras, la jeune quarantaine, son petit look de rockeur cadre bien avec l'image qu'on se fait d'une littérature qui ne porte pas de gants blancs.

De fait, les clichés associés aux auteurs du genre se sont avérés lorsqu'il est arrivé à la tête de la collection, en 2005, à seulement 29 ans. «Ce sont des frappadingues, des désespérés, des grands sensibles, des fleurs bleues, dit celui qui bichonne ses auteurs. On n'est pas des machines, quoi. C'est une communauté très diversifiée, avec des garçons, des filles, des gros, des petits, des moches, des beaux, tout ça cohabite ensemble. C'est un peu comme un repas de famille. Tout le monde ne s'entend pas, mais tout le monde est heureux d'être à "Série Noire".»

Les temps ont bien changé depuis la création de «Série Noire» par Marcel Duhamel en 1945, qui a offert au monde plus de 2700 titres jusqu'à aujourd'hui. Aurélien Masson est le premier à le reconnaître, lui qui doit porter sur ses épaules un imposant héritage et endurer les nostalgiques. Le domaine du polar est devenu hyper concurrentiel, toutes les maisons ont leurs collections, chacun cherche la poule aux oeufs d'or et à refaire le coup de Millénium, les gens lisent moins et regardent beaucoup plus de séries télé, paradoxalement souvent inspirées de polars.

Aurélien Masson fait face à ses responsabilités en resserrant les exigences. Il est fini, le temps des publications à la chaîne, du livre de poche et de la lecture «prolétarienne». «Série Noire» ne publie plus qu'une douzaine de titres par année, en grand format, et son directeur cherche avant tout la qualité.

«J'insiste beaucoup là-dessus. Ce n'est pas parce que c'est du polar que ce n'est pas une oeuvre, je dis souvent ça aux auteurs. Quand tu te retournes, tu dois être fier de tes livres. Il faut écrire, corriger, réécrire, c'est long. Les mecs qui écrivent un livre par an, moi, ça me déprime. Et je ne veux même pas parler de ceux qui en écrivent trois...»

France malade, terreau fertile

Bien qu'il ait été nourri par le roman noir anglo-saxon toujours dominant dans ce genre - il cite sans cesse Ellroy - sous son mandat, «Série Noire» se tourne résolument vers les auteurs français.

«Ça coûte moins cher, et je n'ai pas la pression de téléphoner le mardi avant 10 h pour mettre la main sur un manuscrit que trois autres éditeurs veulent acheter, dit-il. Ce n'est pas un désamour des Anglo-Saxons, mais le problème est qu'on chasse tous sur les mêmes terres, pour les mêmes livres. Je m'aperçois que j'ai une qualité: j'aime éditer des textes, alors que la tendance est à "on traduit et on imprime". J'aime mettre la main à la pâte, c'est mon plaisir. Et les auteurs français assument de plus en plus leurs ambitions. C'est fini, l'époque du polar à la papa, c'est du sérieux, ces mecs-là.»

Et selon lui, la grave crise que traverse la France, sur tous les plans, et qu'il considère comme un retour de l'Histoire, est un terreau fertile pour le genre.

«La France périphérique, la campagne, les territoires oubliés, l'État qui abandonne, les gens qui votent FN, le rapport de méfiance, le sentiment de déclassement, les tensions entre communautés, le terrorisme, tout ça, c'est une matrice démente pour le polar.»

«Le roman noir américain est né à la fin des années 20, dans une période douloureuse. En France, quel que soit le sujet qu'on prend en ce moment, rien ne va, indique M. Masson C'est une période de turbulences et, en général, ça crée des oeuvres d'art. Ça crée des exclus, des énervés, des révoltés, des désespérés, qui prennent la plume et qui règlent leurs comptes avec ce monde, ils crachent à la gueule, ils font un doigt d'honneur et tout ça à travers un livre. Le roman noir a toujours voulu mettre de l'ordre dans le chaos, lui donner du sens. Ce sont des cris d'amour à l'humanité, à la société. On critique parce qu'on aime. Le polar a de grands jours devant lui à cause de tout ça.»

La mode des romans policiers scandinaves ne l'excite pas beaucoup. «C'est écrit par des professionnels, c'est super calibré, avec des chapitres courts, on peut lire un chapitre avant le dodo. Une sorte de présomnifère, ça se mange comme un McDo. Ça ne va pas créer quelque chose avant de dormir.»

«Là, on est complètement bouffé par des thrillers psychologiques, comme La fille du train ou Les apparences. On ne va pas se confronter à l'horreur de la société, on va se tourner vers l'intime et décrire des squelettes dans le placard familial. Je ne suis pas fan de ça, parce que je trouve que ça évacue les questions sociales et politiques.» 

Il souligne cependant qu'il ne publie pas seulement ce qui l'intéresse, car ce serait ennuyeux, et que, bon, «il faut de tout pour faire un monde». Mais on sent qu'il aime son roman noir bien noir. «Mon premier réflexe, quand c'est glauque, est de me dire: "Cool, je me sens moins seul." Il m'arrive d'être désespéré par le spectacle du monde, de penser: "Mais qu'est-ce que c'est que ce cauchemar?" Tout à coup, je lis un "Série Noire" et, putain, je ne suis pas seul à penser ça, ce monde marche sur la tête, en tout cas, ça ne va pas. La vie ne va pas de soi.»

L'exposition «Série Noire», plus de 70 ans de frissons, jusqu'au 6 novembre à la galerie de la bibliothèque Gabrielle-Roy.

Quatre auteurs français de Série Noire à découvrir selon Aurélien Masson

Caryl Férey (Zulu, Mapuche, Condor). «La preuve que le polar français ne s'imagine pas seulement en France. Ça se passe en Afrique du Sud, en Nouvelle-Zélande, en Argentine...»

DOA (Pukhtu Primo, Pukhtu Secondo). «Il a écrit deux livres sur la guerre en Afghanistan. Une plongée dans le phénomène terroriste. C'est vraiment du niveau d'un Ellroy.»

Antoine Chainas (Anaisthêsia, Pur). «Il est un peu dans le genre de Cronenberg ou de Lynch. Il parle du sexe, du désir, de la haine, par le roman noir.»

INGRID ASTIER (Quai des enfers, Angle mort). «C'est super parisien, mais qui peut parler aux lecteurs étrangers. On est dans l'univers de la mode, de la parfumerie, les quais de la Seine, mais on voit derrière les coulisses du Paris romantique.»