Dessinateur pour le journal Le Monde depuis 43 ans, Plantu parcourt le monde pour Cartooning for Peace, l'association de dessinateurs engagés qu'il a créée il y a 10 ans avec l'ancien secrétaire général de l'ONU Kofi Annan. Véritable institution française - Plantu est sujet d'interrogation au bac et cumule les honneurs -, il consacre une grande partie de son temps à promouvoir le vivre ensemble auprès des jeunes. Entretien avec un artiste lucide, drôle et très sympathique.

Quel est le rôle du dessinateur de presse aujourd'hui ? Est-ce que votre rôle a changé depuis les attentats contre Charlie Hebdo?

Je me vois comme un acteur d'une démocratie en évolution. Je dirais que le dessinateur de presse est le témoin privilégié de sa société. Ça m'a toujours énervé quand un journaliste en reportage commence son article en disant qu'il a parlé au chauffeur de taxi. Il faut aller voir le dessinateur ! C'est lui qui va vous donner les informations sur le pays en l'espace de 10 minutes. Il est au courant de tout. Ce n'est pas un intellectuel ni un spécialiste. C'est quelqu'un qui connaît l'équilibre entre sa liberté de ton, ce qu'il peut faire et ne peut pas faire. C'est lui qui vous racontera les problèmes qu'il a avec son rédacteur en chef ou les menaces qu'il reçoit de tel ou tel fondamentaliste. Il sent l'instant et le vit pour de bon.

Il est le baromètre de sa société?

Oui, tout à fait. On plonge le crayon dans le pays et on voit le niveau d'équilibre et de liberté.

Quels sujets font le plus réagir aujourd'hui?

À la Fnac [chaîne de magasins française] ces temps-ci, il est question de travailler le dimanche. Et bien, entre dessiner Mahomet et dessiner sur le travail le dimanche, je préfère dessiner Mahomet, c'est plus facile. [rires] Même dans ma propre famille c'est un peu casse-gueule, on me met à part à table des fois... Le gars qui dit: «Je suis de gauche, mais je pense que c'est bien pour les jeunes de travailler le dimanche», on va peut-être le brûler dans une cage. Même chose pour Uber. Je n'ai pas le droit de dire que les chauffeurs de taxi en France n'arrêtent pas quand leur petite lumière est allumée ou qu'ils refusent de te conduire quelque part parce que ce n'est pas sur leur route. J'ai toujours eu des ennuis avec le corporatisme.

Vous étiez très jeune [début de la vingtaine] lorsque vous êtes entré au Monde. Comment ça s'est passé?

J'ai été très chanceux, car je ne connaissais personne au Monde. La première fois que je m'y suis présenté, au début des années 70, c'est le gardien à l'entrée qui m'a laissé entrer et c'est le garçon d'étage au premier qui m'a dit: «Je vais voir s'il n'y a pas un rédacteur en chef disponible.» Ces deux personnes que je ne connais pas ne se rendent pas compte qu'elles ont été déterminantes dans ma vie. Ainsi que le rédacteur en chef, Bernard Lauzanne, qui a regardé mes dessins et qui a dit: «Revenez nous voir». Il n'a pas été décourageant.

Quand mon premier dessin a été publié, en 1972, je vendais des meubles et des escabeaux aux Galeries Lafayette. Je dessinais la nuit, je déposais mon dessin le matin et à la pause de 11 h, je téléphonais pour voir si mon dessin était pris. Ils n'ont rien pris pendant des mois. Puis un samedi, le rédacteur en chef m'a appelé et m'a dit: «Oui, cet après-midi on va l'imprimer.»

Est-ce que vous voyez une relève?

Pas en France et ce n'est pas à cause des attentats. Nous sommes à une époque où l'image dort. Nous sommes entourés d'images qui dorment alors que le dessin, lui, dit trop. Dans les journaux, il y a une confrérie des directeurs artistiques qui ont pris le pouvoir avec les photographes - et je ne critique en rien les photographes, et dans une autre vie, je crois que je serais photographe -, mais c'est vrai que nous assistons au règne de l'image qui dort et qui ne dérange pas. Et c'est dans l'air. Neuf images sur dix sont des images qui dorment. Hollande qui serre la main à Merkel, je l'ai vu 1000 fois, montrez-moi autre chose. Je pense au jeune étudiant place Tian'anmen, ça, c'est une image qui parle et qui dérange. Mais malheureusement, le non-dérangeant est en train de s'installer.

Est-ce qu'on vous demande de moins déranger?

Non, tout le monde est gentil avec moi, mais je vois bien que quand je partirai, ils mettront une publicité à la place. J'ai dit à au moins quatre directeurs: «J'aimerais partir un jour, vous mettez un petit jeune à ma place?» Ils me répondent: «Ah c'est pas facile de trouver quelqu'un comme toi.» Ils mettront une pub, c'est sûr.

Le marketing est en train de bouffer la ligne éditoriale. Moi-même, j'ai des problèmes avec la directrice de la pub qui essaie de me bouffer des centimètres carrés. J'ai eu une publicité de Suez et du Crédit lyonnais dans mon dessin. Pas à côté, dedans. Je vois bien que c'est dans l'air du temps de mettre du Calvin Klein à la place d'un dessin.