On n'a pas idée des contorsions qu'a pu faire Dany Laferrière depuis presque deux ans, entre Montréal et Paris (et de nombreuses autres villes où il est invité), pour ne pas donner l'impression qu'il abandonnait le Québec en entrant à l'Académie. Car il est particulièrement ému de l'appropriation de son succès par les Québécois, qui y voient un petit quelque chose d'eux-mêmes là-dedans, ce que l'écrivain ne contredit nullement.

«Mais j'ai vécu une année abominable, dit-il, en se prenant la tête. J'allais au Québec tout le temps, pour calmer et rassurer les gens. Maggie [sa femme] se demandait si j'allais survivre. Jusqu'à ce que quelqu'un dans la rue me dise: «Qu'est-ce que tu fais ici? Tu n'es pas à Paris?» Je me suis dit alors qu'il m'avait assez vu. Qu'il était d'accord, qu'il voyait que rien n'avait changé. Parce que les gens prennent ça très au sérieux, c'est comme si on m'avait vendu à une autre équipe [rires]. Ce que je n'ai pas dit, c'est que je n'ai pas été avec ma mère plus d'un mois suivi depuis 40 ans. Elle aurait pu m'empoisonner la vie, mais elle m'a toujours laissé faire. Jamais elle ne m'a demandé quand j'allais rentrer en Haïti. Il ne faut quand même pas croire qu'on puisse m'aimer plus que ma mère!»

Et puis, souligne-t-il, il est bien parti à Miami pendant une douzaine d'années au début des années 90 sans que personne n'en fasse de cas.

Mélange des genres

Tout ce qu'on ne te dira pas, Mongo, c'est le titre de son nouveau livre qui va paraître le 10 novembre aux éditions Mémoire d'encrier et qu'il décrit comme une lettre d'amour au Québec. Un livre dans lequel il mélange joyeusement les genres, lui qui se dit obsédé par l'idée d'ennuyer son lecteur.

On y trouve un dialogue entre un homme qui connaît aujourd'hui le Québec de l'intérieur et un jeune immigrant, Mongo, qui veut bien sûr tout conquérir en une nuit (et plus particulièrement une jeune fille). Conversations interrompues par les notes, observations et chroniques à la radio de l'homme établi, le tout menant à une espèce de manuel expliquant comment infiltrer une nouvelle culture. Comme si le Dany âgé donnait des conseils - bien sûr trop tard - au jeune Dany, en faisant au passage un clin d'oeil à la nouvelle L'autre de Borges (son écrivain fétiche) ainsi qu'au Banquet de Platon.

Mais qu'on ne s'y trompe pas. Si le livre peut avoir l'air d'un guide de survie pour les immigrants, il s'adresse véritablement au lectorat québécois, comme si celui-ci surprenait une conversation dont il est l'objet. «Ce n'est pas parce qu'on est né dans un pays qu'on le connaît, note l'écrivain. On le sent mieux que personne, mais on ne le connaît pas mieux que personne, parce qu'on n'a pas la distance. On ne l'a pas étudié.»

Immigration

Est-ce parce qu'il est à Paris qu'il a eu envie d'écrire ce livre sur le Québec? «Au contraire, c'est parce que Paris et le Québec sont obsédés par le même débat sur l'immigration. C'est incroyable, on ne peut plus marcher dans le monde. Moi qui voulais éviter le sujet... Mais je me suis dit qu'au lieu de le prendre sur le plan idéologique et d'entrer dans le débat, je vais le prendre sur le plan pratique d'un Nord-Américain. La question n'est pas de savoir si cette société vous plaît ou pas, c'est: comment faire? Les gens ne se voient pas assez pour enseigner ce qu'ils sont, il faudrait pour cela sortir de sa propre culture. Je voulais donner clairement l'impression que ce n'est pas quelque chose d'exhaustif, sinon, tu deviens prétentieux, tu entends expliquer un peuple. Mon angle, c'est juste que je refile des tuyaux.

«Bien sûr que le racisme existe, poursuit-il. Mais pour moi, c'est très mineur par rapport à la variété des choses, à toutes les études qu'il reste à faire pour connaître une société. Quand on te pousse à faire du racisme un élément majeur, eh bien, on te garde dans la marge. Moi, ce que je veux, c'est être traité comme l'autre, c'est-à-dire injustement parfois. Parce que tout le monde a des raisons de se plaindre.»

Il cite en exemple cette convention sociale de faire poliment la queue. Vouloir dépasser tout le monde, croit-il, peut donner l'impression d'avoir gagné, mais en même temps, c'est une façon de se mettre hors du cadre de la loi sociale.

«Un Québécois ne peut pas dépasser, sinon il va se faire engueuler. Si tu deviens invisible juste quand ça fait ton affaire, tu seras toujours invisible. L'un des problèmes du débat sur l'immigration, c'est qu'on est encore une société très judéo-chrétienne. On est content quand on fait du bien aux autres, on est toujours en train de se dire: «Regardez, on partage, on va même vous donner plus que ce que vous demandez, parce qu'on a bon coeur.» Et là, il faut dire non. Il faut dire: «Je ne veux pas plus, je veux ma part.» Et partager les inconvénients.»

D'une certaine façon, Dany Laferrière est un peu comme un polygame qui doit ménager les possessivités et susceptibilités de ses amours. Haïti, le Québec et la France se le partagent et se le disputent parfois.

«J'adore ça. J'adore ça! avoue-t-il. J'ai toujours été pour une difficulté d'expression. J'ai toujours essayé de voir comment faire. Dès que les affaires commençaient à aller bien au Québec, c'est l'autre pays qui me réclamait. Et là, depuis l'Académie, j'ai de plus en plus les Africains à Paris - parce qu'il y a cette autre vérité, la diaspora noire, que je n'avais pas au Québec, où ce sont principalement des Haïtiens. Ça rend les choses difficiles et intéressantes. Quand j'affirme à la télévision française «Comme on dit dans mon pays le Québec» et qu'ensuite je passe à «J'étais à Port-au-Prince dans ma ville natale avec les miens», les journalistes me regardent de façon bizarre. Et moi, j'aime ça.»

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Tout ce qu'on ne te dira pas, Mongo. Dany Laferrière. Mémoire d'encrier, 304 pages.