Le premier est un illustrateur particulièrement doué, couronné de prix dont, récemment, un New York Times Award pour la version anglaise de son livre Haïti mon pays. La seconde est une chanteuse et comédienne particulièrement douée, couronnée de prix, dont le premier fut sa victoire à Star Académie en 2004. Tous deux signent Grand-père et la Lune, roman graphique tout en douceur et apesanteur, simplicité et dépouillement, qui marque pour chacun d'eux un tournant. Nous avons posé aux auteurs les mêmes simples questions.

Que vouliez-vous explorer et exprimer avec Grand-Père et la Lune?

Stéphanie Lapointe: Ce que je voulais explorer? La broderie! Quand tu fais un texte comme celui-là, tu ne peux pas être dans l'urgence. Chaque phrase doit être peaufinée. Et j'étais dans un état d'esprit pour cela: j'étais très souvent seule à la maison, avec Marguerite, mon bébé, qui avait quatre, cinq mois à l'époque. J'avais donc l'espace pour travailler à un projet comme celui-là, y mettre le temps qu'il fallait. Je travaille beaucoup sur des courts métrages, des séries télé, je suis tout le temps en train d'écrire pour vendre mes idées; mais ce qui est porté à l'écran, ce n'est jamais directement ce qui vient du bout de mon crayon! Grand-père et la Lune, c'était la première fois que je pouvais dire ce que je voulais dire, dans une forme qui m'intéressait et qui allait se rendre telle quelle vers le public [Stéphanie Lapointe a écrit son roman jeunesse Victoria par la suite].

Pourquoi une histoire de petite fille qui veut participer à un concours de cosmonaute? Oui, bien sûr, il y a un lien avec Star académie, un rapport entre les stars et les «vraies» étoiles! Ce sont des choses que j'ai ressenties, des réflexions que je me suis faites à une certaine époque. J'ai fait la paix avec tout cela, mais j'avais envie de tourner une page en l'écrivant! Je pense qu'avant de vouloir être célèbres, les hommes ont d'abord voulu comprendre le monde dans lequel ils vivaient en regardant le ciel, plus grand qu'eux.

Alors que j'ai l'impression, en 2015, que ce qu'on regarde ce sont nos téléviseurs, nos écrans...

Rogé: J'étais un peu à bout d'un style, ça faisait 15 ans que je dessinais de la même façon, à la peinture acrylique. J'en étais au point de me demander si je n'allais pas faire un autre métier. J'ai aimé faire des livres pour enfants [dont sa série Tyranno et Le gros monstre qui aimait trop lire], des illustrations pour des magazines, de la publicité. Mais je sentais qu'il fallait que j'explore ailleurs. Remarque, j'avais déjà retrouvé un certain bonheur de création avec la publication de Haïti mon pays et Mingan mon village (2011 et 2013). J'avais planifié deux autres années de recherche et de travail, je m'étais dit que je ne prenais plus aucun autre contrat.

Et là, j'ai reçu le manuscrit de Stéphanie! J'ai été soufflé par son travail. Assez pour me dire que j'attendais sans doute un projet comme celui-là. Je me suis mis à dessiner au trait, un changement énorme pour moi. Et en fonction d'un public différent, adulte, un autre changement énorme. Il a fallu que je joue au Tetris avec tous mes projets, mais Stéphanie m'a attendu.

Parce que je trouve qu'il y avait de l'espace dans le texte de Stéphanie, sans mauvais jeu de mots [une partie de l'histoire se déroule dans l'espace intersidéral!], j'ai décidé de laisser moi aussi beaucoup d'espace. Le fait que j'ai dessiné en vivant aux Îles-de- la-Madeleine a aussi joué: l'absence de bruits, les couleurs des Îles, cela a  apaisé tout ce que je fais. C'est mon livre le plus calme, Grand-père et la  Lune, et je trouvais que cela correspondait bien à la sobriété du  texte de Stéphanie.

Qu'est-ce qui était le plus difficile dans ce projet?

Stéphanie Lapointe: J'en ai fait, des projets exigeants. Mais celui-là ne l'a pas été - ça arrive, hein? J'ai présenté le texte à Tristan [Malavoy, aux éditions XYZ] et il l'a aimé. C'est un bon ami, on a travaillé dans la pertinence et le respect, je dirais que 80 % de mon texte original est toujours là. On a commencé à travailler avec Rogé un an plus tard, il était très occupé. Et très souvent, on voyait les choses de la même manière. Quand il y avait des choses qui me dérangeaient, il m'écoutait et trouvait des choses. En fait, lui aussi cherchait, il n'arrivait pas avec son dessin tout fait, définitif. Peut-être que le travail le plus important, ç'a été pour la morphologie des visages, l'expression des yeux.

Moi, je voulais plus de  tristesse, plus de morosité. Le côté «notre vie est plate et on a le goût de la changer», j'y tenais. Avec Rogé, on en a beaucoup discuté, et on a fini par trouver quelque chose qui nous convenait.

Rogé: La limite de temps. Même si j'en ai demandé beaucoup! J'ai vécu un petit vertige en faisant ce livre: pendant neuf mois, je devais le dessiner, mais aussi me créer un style, une signature différente. Ça, ça peut prendre des années à trouver, parfois! C'était mon gros défi: faire quelque chose qui soit personnel et que je ne me trompe pas. Je me souviens, les premières fois où on s'est rencontrés dans un café, Stéphanie et moi, je lui ai montré les premières planches; il y a eu une image qui a vraiment teinté le livre, une des toutes premières du livre, avec le grand-papa dans un jardin, elle a tout de suite plu à Stéphanie, et ç'a été important pour moi: les arbres y sont flottants, on ne voit pas nécessairement les perspectives, j'avais envie d'une image poétique comme l'était le texte. Alors, les arbres ne sont pas nécessairement enracinés. Plus je travaillais les esquisses, plus j'enlevais, plus je dépouillais.

Un moment mémorable?

Stéphanie Lapointe: «Rogé nous appelle pour discuter de la typographie du texte. C'était vraiment important: la première fois, il l'avait écrit comme un gars, mais j'avais dit non, le personnage est une fille. La deuxième fois, il l'avait écrit comme une fille, mais vraiment trop fiiiiilllle. La troisième fois a été la bonne: il l'a écrit comme une gars-fille! Comme une personne.» Rogé: «Je l'ai écrit quand même trois fois à la main, le livre!»

Rogé: «Le choix du papier! J'étais aux Îles, Stéphanie est donc toute seule en réunion pour le choix du papier.» Stéphanie: «Et tout le monde me dit, ça va être fabuleux, ce papier très glacé, comme dans les livres pour enfants. Mais Rogé n'était pas content [rires].» «Je voulais qu'on sente quasiment comme si j'avais dessiné dedans, reprend Rogé. Les papiers couchés, brillants, ç'a l'air imprimé. Moi, je voulais un livre qui a l'air dessiné. Alors, pas de papier glacé!»

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Grand-père et la Lune. Stéphanie Lapointe et Rogé. XYZ, 96 pages.