Jean-Philippe Warren est tombé un jour sur une longue lettre d'Edmond de Nevers (Edmond Boisvert, 1862-1906) dans laquelle le correspondant parisien de La Presse parlait avec admiration de l'un de ses brillants compatriotes canadiens-français. En Honoré Beaugrand, Warren, un spécialiste de l'histoire des idées au Québec, découvre alors un véritable «personnage» et se lance sur sa piste.

L'aventure durera 10 ans et le mènera de Lanoraie à Santa Cruz, de Joliette aux «Petits Canadas» du Massachusetts, de Montréal à Paris, capitale de cette France glorieuse qui, pour Beaugrand, restera toujours la mère de toutes les patries.

«Honoré Beaugrand était l'image inverse des Canadiens français de son époque ou, du moins, de l'idée caricaturale que nous nous en faisons généralement», explique Jean-Philippe Warren, rencontré aux Éditions du Boréal à l'occasion de la sortie de sa magistrale biographie Honoré Beaugrand -  La plume et l'épée (1848-1906), son dixième livre.

«En termes de culture et d'ouverture, Honoré Beaugrand n'avait rien à envier à qui que ce soit de son époque.»

Les Canadiens français, en bons catholiques, se soumettaient-ils au joug de l'Église? Beaugrand fustigeait les ecclésiastiques assoiffés de pouvoir et les ultramontains qui les soutenaient: il réclamait «la dissociation du trône et de l'autel». À une époque où ses compatriotes lisaient peu - et encore juste ce que permettait le clergé -, l'ancien maire de Montréal s'était monté une bibliothèque de 9000 titres. La plupart des «C. F.» ne sortaient pas de leur paroisse? Beaugrand est allé combattre avec l'armée française au Mexique avant de traverser l'Atlantique 82 fois, rapportant toujours à Montréal ou à Boston les plus neuves idées des vieux pays. Qu'il conjuguait avec la réalité (et les idées) de ses patries nord-américaines: le conservatisme canadien au nord du 45e parallèle et, au sud, le libéralisme américain qui donne toute latitude à l'individu et à l'entreprise.

Ses idées libérales, Honoré Beaugrand se donne pour mission de les disséminer par la presse écrite, d'abord chez ses compatriotes qui ont émigré «aux États» pour gagner leur vie dans les filatures de la Nouvelle-Angleterre. À Fall River, au Massachusetts, il fonde en 1873 l'Écho du Canada, un hebdomadaire de huit pages publié «uniquement dans l'intérêt de la population canadienne-française» (6000 personnes) que Beaugrand veut amener à l'action et à la signifiance économique et politique. Les perspectives de progrès dans leur patrie d'adoption, soutient-il toutefois, ne doivent pas leur faire oublier leurs origines laurentiennes.

La feuille grandit puis périclite, déménage, disparaît avant de revenir, à Fall River ou ailleurs, sous une nouvelle enseigne mais toujours portée par l'énergie de son fondateur-éditeur-rédacteur-en-chef-publiciste et souvent seul journaliste qui se désole souvent du fait «qu'il n'est pas facile de sortir de sa torpeur une population canadienne-française qui, au milieu d'un monde anglophone et protestant dont elle craint les réactions, préfère plier plutôt que de combattre».

Magnat de la presse

Réunis autour du clocher, les ennemis de Beaugrand l'appellent «le Juif errant» (en référence au roman-feuilleton d'Eugène Sue publié 30 ans plus tôt), l'accusent de jeter de la boue à la face des prêtres avec «sa truelle de franc-maçon» - Beaugrand participera plus tard à la fondation d'une loge maçonnique à Montréal - quand ils ne dénoncent pas, plus ou moins ouvertement, son mariage avec Eliza Walker, une protestante de Fall River.

Quel rôle a joué cette Écossaise de souche dans la formidable ascension montréalaise de son mari élu maire de la ville en 1885? Malgré l'ampleur impressionnante de sa recherche, Jean-Philippe Warren regrette de n'en avoir pas assez découvert sur celle qui, rue Saint-Hubert, tenait un salon fréquenté par «la gomme anglo-protestante».

«Les Anglais ont élu Beaugrand à la mairie», affirme Warren, soulignant que, outre la foi en la libre entreprise, Beaugrand partageait avec la caste dominante de l'époque la conviction que l'école devait être obligatoire et gratuite. Et laïque, ce qui lui valait à coup sûr plein d'admirateurs chez les éducateurs religieux... Qui n'en lisaient pas moins La Patrie que Beaugrand avait fondée en 1878, premier journal canadien-français à s'affranchir des partis et des mécènes politico-religieux en s'en remettant à la seule «réclame», comme on appelait alors la publicité.

«Beaugrand a toujours eu comme modèle la presse américaine. On dit souvent que les grands médias étaient à la merci des annonceurs mais le fait est que la publicité a véritablement libéré la presse québécoise.»

Et fait d'Honoré Beaugrand son premier magnat.

Héritage

Quel héritage politique a laissé Honoré Beaugrand, que l'on connaît plus comme auteur de Jeanne la fileuse et de La chasse-galerie (on attend le film du même titre cet automne)? Pour Jean-Philippe Warren, qui est aussi connu comme titulaire de la Chaire d'études québécoises de l'Université Concordia, la réponse est évidente: «Avant tout, son héritage tient dans sa conviction que le nationalisme et le libéralisme peuvent se conjuguer.»

Et le sociologue d'expliquer que Beaugrand, qui prônait l'annexion du Québec aux États-Unis, était un républicain convaincu que «l'ouverture à l'Autre, l'accueil des différences, l'esprit d'entreprise, l'expression de sa personnalité et la réussite» pouvaient parfaitement «contribuer à l'épanouissement de la collectivité».

«Son message vaut toujours en 2015...»

_______________________________________________________________________________

Honoré Beaugrand - La plume et l'épée (1848-1906). Jean-Philippe Warren. Boréal, 532 pages.