Quelque 1000 pages suivant le destin d'une vingtaine de personnages, des hommes pour la plupart, pendant la ruée vers l'or des années 1860 en Nouvelle-Zélande. Un roman victorien imprégné de polar, orchestré par la course des planètes et des étoiles. Derrière ces Luminaires, Eleanor Catton, une toute jeune femme dont l'oeuvre fait la preuve que le génie n'attend pas le nombre des années.

«An astrological murder mystery.» «Un roman policier astrologique.» C'est la manière la plus simple qu'a trouvée Eleanor Catton pour décrire Les luminaires, une somme de près de 1000 pages qui lui a valu le Prix du Gouverneur général du Canada et le Man Booker Prize en 2013. À tout juste 29 ans, elle est la plus jeune lauréate de ce prix qui couronne annuellement le meilleur roman publié dans le Commonwealth.

Mérités, ces honneurs? Et comment! Pour le fond comme pour la forme, cette oeuvre ambitieuse dont la version française publiée chez Alto est arrivée cette semaine en librairie est exceptionnelle. Exceptionnelle en soi, pas seulement au vu de l'âge de son auteure - qui a fait des débuts remarqués avec La répétition.

Publié en 2008, donc alors qu'elle avait 24 ans, ce premier roman raconte un scandale sexuel survenu dans une école secondaire. Eleanor Catton, qui y relate le drame et ses conséquences en adoptant le point de vue des différents protagonistes, affichait déjà ici son goût pour les structures sophistiquées. Et sa capacité à bâtir dans la complexité et la différence, même dans un matériau moins dépaysant que, par exemple, celui des Luminaires - qui est celui des chercheurs d'or, au milieu des années 1860, en Nouvelle-Zélande.

Le récit commence avec l'arrivée, à Hokitika, d'un jeune Écossais appelé Walter Moody. Après un voyage tumultueux, il s'installe à l'hôtel de la Couronne et pénètre bientôt dans le fumoir de l'établissement. Histoire de relaxer. En fait, il a l'impression de déranger les 12 hommes présents en ces lieux. Ils sont réunis là pour discuter d'événements étranges survenus récemment. Un ermite alcoolique a été retrouvé mort dans son chalet par un politicien en campagne, un riche prospecteur a disparu, une putain héroïnomane a fait une tentative de suicide.

Ce sont les premières pièces d'un puzzle qui sera petit à petit assemblé à travers ces pages où les témoignages se succèdent; les points de vue divergent, se recoupent ou se confrontent; le passé remonte à la surface; les mystères sont percés.

Les luminaires se fait ainsi roman victorien, récit d'aventures, enquête, page d'histoire. C'est déjà beaucoup. Mais pas assez pour les désirs et les aptitudes d'Eleanor Catton.

«Je voulais écrire une enquête entourant un meurtre qui se déroulerait pendant la ruée vers l'or. Mais les récits linéaires ne m'intéressent pas», indiquait l'écrivaine néo-zélandaise (mais aussi canadienne «par accident»: elle est née à London, sa famille s'étant temporairement installée en Ontario où son père faisait des études en philosophie), lors d'une entrevue téléphonique accordée à La Presse en décembre. «Je suis intéressée par le roman qui repousse les limites, par les structures, par la forme - pourvu que cela serve l'histoire, que ce ne soit pas simplement un "truc".»

L'influence des planètes

Ici intervient la dimension «astrologique» de son roman policier: elle a associé chacun de ses personnages à un signe du zodiaque ou à un corps céleste. Douze signes. Six planètes, le Soleil et la Lune. Le comportement et la nature de ces hommes (il y en a 18) et femmes (elles ne sont que 2) sont influencés par la planète ou la constellation auxquelles ils sont liés de même que par le mouvement de ces étoiles et de ces astres à l'époque où surviennent les événements relatés.

Oui, Eleanor Catton a étudié de près le ciel néo-zélandais tel qu'il était en 1868. Elle s'est aussi penchée sur l'astrologie, pas celle qui accouche au quotidien des horoscopes, mais celle qui est «un très ancien artéfact mythologique, un système intéressant qui possède une grande intégrité mathématique et logique».

Parlant mathématiques, elle s'est aussi amusée(!) avec le rythme du roman: chacune des parties des Luminaires est deux fois plus courte que la précédente. D'où l'impression d'accélération. «C'est une ambition que j'avais, dit-elle à la blague. Créer un effet de spirale qui débouche sur un point.»

Et c'est sur cette «spirale» qu'évoluent les 20 personnages qu'elle a créés avec moult détails - concernant tant leur apparence que leur psychologie et leur histoire présente et passée. «Les archétypes associés à chaque signe du zodiaque et chaque astre m'ont aidée à bâtir les personnages, explique-t-elle. Walter Moody, par exemple, est placé sous l'influence de Mercure, donc de la raison, de la logique.» Et ainsi de suite pour tout un chacun.

Maître du jeu

De là vient cette impression qu'elle a eue de se trouver devant un échiquier (céleste) sur lequel, en maître du jeu, elle déplaçait des pions/personnages. Au gré de la logique, oui; mais aussi pour servir l'histoire. Eleanor Catton ne s'est jamais laissé enchaîner ou entraver par le(s) concept(s): «Chaque fois qu'il fallait choisir entre la structure et l'intrigue, c'est l'intrigue qui l'emportait.»

C'est pour cela que Les luminaires évite les pièges qu'a posés l'auteure elle-même. Avec moins d'attention et de talent, la forme sophistiquée aurait en effet pu prendre le pas sur le récit, jeter de la poudre aux yeux et se faire pur artifice. Ce n'est pas le cas ici. C'est admirable. Et extrêmement ambitieux.

Assez pour intimider celle qui l'a imaginée? Rires en cascade. «J'étais angoissée mais surtout parce qu'autour de moi, les gens parlaient du problème du «numéro 2». Deuxième livre, deuxième film, deuxième disque. C'est à ce niveau que je sentais la pression. De plus, je ne voulais pas me répéter... mais, en même temps, à trop vouloir s'éloigner de ce qu'on a fait avant, on risque de laisser derrière ce pourquoi la première oeuvre avait été réussie et appréciée.»

Reste qu'elle était à ce point intéressée par son sujet et par le matériel qu'elle avait amassé pendant deux ans qu'elle a foncé. Plongé. Écrit. Pendant trois ans.

«Les gens peuvent voir beaucoup de choses préméditées dans ce livre, mais ils ignorent combien de fois j'ai pris la mauvaise direction, combien de fois je me suis retrouvée dans un cul-de-sac, combien de fois je suis revenue en arrière pour défricher une autre voie. Je n'avais jamais lu un roman comme celui que j'écrivais et ça me terrifiait. Honnêtement, je ne savais pas si ça marcherait.»

Elle sait aujourd'hui que oui. Ça a marché. Et ce n'est certainement pas juste parce qu'elle serait née sous une bonne étoile.

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LES LUMINAIRES

ELEANOR CATTON

(traduit de l'anglais par Erika Abrams)

ALTO, 994 PAGES

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