C'est l'un des écrivains français les plus lus dans le monde qui a été choisi par le Fonds Anne Frank pour éclairer d'une nouvelle lumière le Journal d'Anne Frank, l'un des témoignages les plus célèbres de la Seconde Guerre mondiale. Un honneur qui a mené Éric-Emmanuel Schmitt à l'achat de son propre théâtre pour présenter la pièce.

Racontez-nous votre rencontre personnelle avec Le journal d'Anne Frank.

J'avais 14 ou 15 ans - l'âge d'Anne Frank - quand j'ai lu ce livre, avec des sentiments variés. Il y avait bien sûr de l'émotion, mais aussi un profond agacement du fait que j'étais un garçon et qu'elle me semblait «trop fille». Et puis, évidemment, plusieurs années après, tout ce qui m'avait agacé m'a bouleversé. Ce qui prouve que c'est un livre riche, qui dit des choses différentes aux âges différents de la vie, à chaque relecture qu'on en fait. Aujourd'hui, je suis bouleversé par cette petite fille qui devient une jeune fille, par la naissance de cet écrivain à laquelle on assiste. Je suis surtout bouleversé par la sagesse qu'expriment certaines lignes d'Anne Frank alors qu'elle vit une adolescence dans un contexte horrible; dans l'enfermement, la claustration, elle trouve le moyen d'être heureuse. Je vois un professeur de bonheur dans Anne Frank. Si son livre nous bouleverse tant, c'est que malgré sa vie atroce, il y a un profond amour de la vie; elle rit de ce qui pourrait désespérer. Le grand philosophe Spinoza, lui-même d'Amsterdam, nous apprenait qu'il fallait aimer la nécessité et cultiver la joie. Je trouve qu'Anne Frank, en 1942-1943, nous donne la même leçon.

La particularité du journal d'Anne Frank, c'est précisément la vie qu'il contient, à chaud, même si nous connaissons la fin tragique qui l'attend.

Oui, c'est à la fois un document et une oeuvre littéraire. Il a ce double statut. Parce qu'il y a assez vite chez Anne la volonté d'écrire un roman, quand tout à coup elle entend à la radio qu'à l'issue de la guerre, on allait récupérer les textes qui expliqueraient comment ont vécu les gens pendant cette guerre. Anne voulait transformer son journal en un roman qui s'appellerait L'Annexe. C'est donc à la fois une oeuvre à vif et un atelier littéraire.

Quel était votre principal souci en adaptant ce livre lu par des millions de gens depuis sa publication?

Mon souci, c'était d'avoir un point de vue, et ce point de vue, c'est le regard du seul survivant: son père, Otto Frank. L'histoire commence quand il est à Amsterdam et que tous les jours, il attend ses filles sur un quai de gare, avec un panneau marqué Margot et Anne. Sa femme, il a appris qu'elle était déjà morte. Et un jour, il apprend que ses filles sont mortes et c'est ce jour-là qu'on lui remet le journal d'Anne, ramassé lors de l'arrestation. C'est l'histoire d'un père qui lit le journal de sa fille, qui découvre une autre personnalité que celle qu'il croyait connaître. Ça ferait ça à n'importe quel père. Il y a des moments où ça le gêne, quand elle parle de sexualité, de ses rêves, mais, en même temps, il est bouleversé parce qu'il découvre la grandeur de sa fille. Du coup, on passe constamment, en flash-back, de lui en 1945 qui découvre le journal à lui dans l'annexe avec tous les personnages. Ça permet de raconter l'après, ce père qui s'est battu pour réaliser le voeu de sa fille de publier ce journal, et finalement de la transformer en cet écrivain de 15 ans le plus lu au monde.

C'est une façon de réactualiser cette histoire qui a inspiré de nombreuses adaptations.

J'ai été beaucoup aidé, puisque la Fondation et la Maison Anne Frank m'ont donné plein de renseignements historiques. Et puis, le cousin d'Anne Frank m'a aussi raconté quelques détails. Par exemple, quand Anne Frank était dans le camp intermédiaire de Westerbork, elle était heureuse, parce que c'était l'été, il y avait du soleil, elle voyait des gens. C'est bouleversant d'apprendre et d'écrire ça.

Pourquoi avez-vous eu autant de difficulté à faire monter cette pièce, assez pour avoir dû acheter le Théâtre Rive Gauche?

Ces dernières années, la France vit un état de crise qui est réel. Il y a une crise et un perçu tragique de la crise et, du coup, les entrepreneurs culturels sont très frileux. Les théâtres où j'avais fait de grands succès pendant 20 ans m'ont payé de compliments pour cette pièce mais m'ont dit qu'ils ne la feraient pas; qu'en temps de crise, les gens veulent rire; que neuf personnages, c'est trop cher, en plus de la reconstitution historique... Ça m'a profondément agacé. Je n'accepte pas que le monde change comme ça et qu'on ne fasse pas confiance à l'intelligence du public. Je vais vous dire la vérité: cela aurait été une pièce de moi qui aurait été refusée, je l'aurais mise dans un tiroir en me disant «bon, bien, celle-ci, personne n'en veut». Mais là, je savais de quoi je parlais. C'est ce destin, ce devoir de mémoire, un pan du XXe siècle et qu'on refuse de montrer ça, je ne l'acceptais pas.

Quels sont les principaux commentaires que vous recevez des spectateurs?



Les gens sont bouleversés, parce qu'il y a des scènes poignantes mais aussi parce qu'ils ont ri. Parce qu'il y a cet humour fantastique d'Anne qui raconte la vie des habitants de l'annexe, avec un sens de l'observation, une ironie, un regard aigu. Beaucoup de gens disent que c'est une leçon qui nous renvoie à nos propres vies où on se plaint tout le temps, alors qu'elle vit presque chaque jour comme si c'était une fête.

Pourquoi le journal d'Anne Frank conserve-t-il sa pertinence encore aujourd'hui, à votre avis?

D'abord parce que des Anne Frank, il y en a partout dans le monde en ce moment. Malheureusement, c'est une situation sans progrès. Ensuite parce qu'Anne Frank nous parle à nous qui avons des vies plus confortables en nous ramenant à l'essentiel, c'est-à-dire à la faculté de s'étonner, de se réjouir, dans une émotion humaniste, un refus du racisme et de la barbarie. La très faible voix d'Anne Frank est plus puissante que celle de Hitler. D'abord, c'est celle qu'on écoute toujours, c'est la voix des vaincus, qui ont une conception de la vie tellement riche alors que Hitler n'a plus rien à nous dire. C'est la voix du coeur aussi. Il y a un dépassement de la cause juive, elle dépasse sa persécution en disant que c'est la persécution elle-même qui n'est pas acceptable, elle-même universalise son propos.

Et que pensez-vous des négationnistes qui disent que c'est un faux journal?

Par rapport au journal d'Anne Frank, les négationnistes sont bien évidemment des antisémites, mais aussi antiféministes et antijeunes. Il y a plusieurs choses qu'ils refusent. Une part de la réalité de la Shoah, ce refus du devoir de mémoire. Un antiféminisme, parce que le fait qu'une jeune fille puisse être aussi brillante, vive, enjouée, philosophe ne leur plaît visiblement pas beaucoup. Et puis, il y a un antijeunisme, et ça, on peut être beaucoup plus nombreux à tomber dedans, à penser que quelqu'un de 12 ou 13 ans ne peut pas dire quelque chose d'important.

QUI EST ANNE FRANK?

Anne Frank, c'est l'histoire d'un destin plein de promesses brutalement interrompu, comme des millions d'autres, par l'horreur de la guerre. Avec ceci de différent qu'il en est resté un témoignage, son journal, devenu un symbole, la voix d'une enfant parmi les 6 millions de Juifs exterminés. Née en 1929 en Allemagne, Anne est la deuxième fille d'Otto et d'Édith Frank, la petite soeur de Margot. Sa famille quitte le pays en 1933, effrayée par les manifestations antisémites après l'élection du parti nazi, pour s'installer aux Pays-Bas.

Mais après l'invasion allemande de ce pays d'accueil en 1940, elle est rattrapée par les persécutions contre les Juifs. Anne Frank commence à écrire son journal intime en 1942, peu de temps avant que son père planifie de cacher sa famille dans l'immeuble qui abrite son entreprise, dans des pièces secrètes qu'on surnomme «l'annexe». Une autre famille viendra les rejoindre, et le groupe sera aidé par quelques employés fidèles d'Otto. Ils vivront ainsi, cachés, pendant deux ans, et Anne Frank décrira en détail cette vie clandestine dans son journal, auquel elle donne le nom de «Kitty».

Le 4 août 1944, à la suite d'une dénonciation, la Gestapo découvre l'annexe et arrête ses occupants, qui sont ensuite déportés. Anne doit abandonner son journal. Sa mère, Édith, est morte à Auschwitz. Anne et Margot succombent aux terribles conditions de vie du camp de Bergen-Belsen. Otto Frank, seul survivant, fera publier le journal de sa fille pour la première fois en 1947. Le journal a été publié en 1952 aux États-Unis, où il a connu un succès croissant après une adaptation théâtrale et un film. Traduit dans plus de 70 langues, Le journal d'Anne Frank est considéré comme l'un des livres les plus importants et influents du XXe siècle.