Qui est la femme d'en haut? Elle est quadragénaire, discrète, ordonnée, toujours prête à rendre service. Des caractéristiques sans grand éclat de femme «ordinaire» qui n'en font pas, d'emblée, une héroïne de roman. L'auteure américaine Claire Messud a pourtant réussi à donner à cette femme invisible une profondeur inouïe.

«Nora est quelconque, normale. Ce n'est pas une héroïne, ni même une anti-héroïne!», s'exclame Claire Messud dans un français impeccable. Fille d'un père français et d'une mère canadienne-anglaise - elle a vécu à Toronto de l'âge de 9 à 13 ans, période pendant laquelle elle a appris le français -, l'auteure de 48 ans était de passage à Montréal récemment pour parler de La femme d'en haut, son quatrième roman à être traduit chez Gallimard. Un roman dense et érudit, oui, mais également distrayant et passionnant. Féministe aussi?

«Je l'espère! Toutes les histoires n'ont pas été racontées, et encore moins celles mettant en scène des femmes. Avec Nora, j'ai voulu raconter l'histoire d'une femme dont on ne penserait pas raconter l'histoire.»

Vie intérieure

Pour donner vie à cette Nora, elle a donc «illuminé» sa vie intérieure d'un bouillonnement aussi intense qu'inattendu, fait de sensualité, de sentiment amoureux et d'explosions de colère. Cette femme au profil lisse, institutrice dans une école primaire, célibataire qui s'occupe de son père vieillissant, prend alors une tout autre dimension.

Pour Claire Messud, notre vie intérieure est rarement en accord avec notre vie «publique». C'est le cas de Nora en tout cas, dont l'immense colère est indétectable à l'oeil nu.

Nora est fâchée, mais elle a une bonne raison: pendant une année scolaire, elle s'est complètement transformée au contact d'une famille parisienne venue passer un an à Cambridge. Enseignante du petit garçon, auquel elle s'attache démesurément, elle se lie avec le père, intellectuel franco-libanais, mais surtout avec la mère, Sirena, artiste visuelle d'origine italienne avec qui elle partage un atelier.

Chaque moment passé avec les Shahid a pris un sens particulier, et même après leur départ, le souvenir de cette année pimentera ses jours et ses pensées. Jusqu'à un retour sur terre douloureux qui lui fera réaliser qu'ils n'étaient pas vraiment sur la même longueur d'onde.

Affaire d'apparences

Encore une fois donc, tout est affaire d'apparences: oui, les perceptions de Nora et de Sirena sont différentes, mais «ça peut s'appliquer à tout le monde, tout le temps, pour chaque situation», estime Claire Messud.

«Beaucoup de lecteurs m'ont dit que Sirena était un monstre. Mais si j'avais écrit cette histoire de son point de vue de femme qui n'avait pas voulu ce séjour aux États-Unis, on aurait une tout autre vision d'elle.»

Mais le décalage est tel, pour Nora qui raconte l'histoire quelques années après les événements, qu'il alimentera sa colère à l'infini. Moteur de beaucoup de héros masculins, ce sentiment est rare chez les personnages féminins, ajoute l'auteure.

«Ça a fait partie de mon inspiration: la colère directe chez les femmes, je n'en avais jamais vu. Ça m'amuse, moi, de lire des narrateurs en colère, et en plus, ça donne de l'énergie aux personnages.»

Création

Roman sur les perceptions et les apparences, La femme d'en haut parle aussi de création et de ce que signifie être un artiste. Car pendant que Sirena a trouvé la voie pour s'exprimer et être entendue, Nora, elle, reste dans l'ombre. «Est-ce qu'on est un artiste même si on ne montre pas son travail ou si on n'est pas publié? Je n'ai pas la réponse.»

Un peu, quand même. Claire Messud a plusieurs exemples de reconnaissance décalée: la poète Emily Dickinson, la photographe Vivian Maier, Schopenhauer...

«Ça a pris 35 ans avant que son oeuvre soit reconnue. Je me demande souvent: entre-temps, ils disaient quoi, les voisins? C'est un philosophe et un génie, ou bien c'est le fou qui se croit philosophe et qui habite au bout de la rue?»

Il y a toujours eu deux mondes: celui de la création et celui de la réception, constate l'auteure, qui s'intéresse beaucoup à la création au féminin. Même si la société a considérablement avancé - on est loin d'Alice Munro, qui disait à ses enfants qu'elle allait «se reposer» lorsqu'elle voulait s'isoler pour écrire -, Claire Messud estime que c'est encore un acte qui demande plus de volonté aux femmes.

«Pour créer, il faut mettre un pas dehors, avoir un tempérament un peu différent. Je crois que, encore maintenant pour les filles, ça demande un pas plus délibéré.»

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La femme d'en haut. Claire Messud. Gallimard, 377 pages.