Il n'y a pas deux lunes dans L'incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, pas de chats parlants non plus ni de monde parallèle à proprement parler. Et pourtant, sous des airs plus réalistes, le 13e roman d'Haruki Murakami traite lui aussi de l'étrangeté en toute chose, des disparitions qui nous modèlent et du mystère de l'inconscient.

Quand il s'agit de qualifier le culte qui entoure l'écrivain japonais Murakami, 65 ans, et surtout la sortie de chacun de ses livres, les médias y vont à fond la caisse. Ils tracent un parallèle avec la folie Harry Potter, rappellent que les librairies ont ouvert à minuit au Japon l'an dernier pour accueillir des hordes de fans (qui ont acheté un million d'exemplaires de L'incolore Tsukuru Tazaki... en une semaine); quelques librairies américaines et londoniennes ont d'ailleurs fait de même il y a deux mois à la sortie de la version anglaise.

Un 13e roman

C'est vrai qu'il était fort attendu, ce 13e roman... Et qu'il a dû sérieusement déstabiliser - et sans doute décevoir - les lecteurs qui avaient découvert Murakami grâce à son précédent roman, IQ84: ce super-succès se déroulait dans des univers parallèles, où la violence et le bizarre étaient la norme.

Or, rien ne semble plus ordinaire et même banal que la vie de l'incolore Tsukuru Tazaki: ce jeune trentenaire mène à Tokyo une existence solitaire depuis que, une quinzaine d'années plus tôt, dans sa ville natale de Nagoya, ses quatre meilleurs amis lui ont tourné le dos, sans un seul mot d'explication. Tsukuru est traumatisé par cette expérience de rejet complet, et les années qui suivront en seront d'exil de lui-même. Ce n'est qu'à l'instigation d'une nouvelle flamme amoureuse qu'il se penchera sur le passé, au cours d'une sorte de «pèlerinage» évoqué dans le titre. Pourquoi ses quatre amis ont-ils abandonné Tsukuru?

Murakami a écrit là un roman qui réunit pratiquement tout ce qui fait la force de son oeuvre, mais sur un mode mineur, comme pour rappeler que toute vie comporte sa part d'étrangeté. Au nombre des «marques» du style Murakami présentes dans ce livre, on mentionnera: les disparitions inexpliquées; un univers franchement japonais et tokyoïte où abondent pourtant les références à la culture occidentale; la natation; des rêves extrêmement vifs, érotiques et violents; une musique qui tient lieu de leitmotiv (cette fois, le morceau Le mal du pays, tiré du cycle Les années de pèlerinage de Franz Liszt); la fascination pour les trains; les «héros» plutôt ennuyants; l'influence des idéogrammes et des noms...

Murakami trace aussi en filigrane le portrait d'une génération qui n'a pas connu la guerre (ses personnages sont nés dans les années 80), issue d'un milieu aisé, dont la politesse révèle l'excellente éducation et dont la vie est rythmée par l'horaire de travail. Mais c'est une génération qui est également, et même avant tout, coupée de la famille et de la tradition.

Sans avoir l'air d'y toucher, Murakami aborde de même une autre «réalité», également récurrente dans son oeuvre: l'impression qu'on a de soi n'est que cela, une impression, que les autres ne partagent pas nécessairement. Ce qui nous semble vrai ne l'est peut-être jamais. Simple affaire de points de vue, de «couleurs», dont on n'aurait jamais conscience s'il n'advenait pas certains drames.

L'incolore Tsukuru Tazaki... n'est peut-être pas le roman par lequel «entrer» dans l'univers de Murakami (recommandation personnelle: Chroniques de l'oiseau à ressort, La ballade de l'impossible, puis 1Q84). Mais on en sort néanmoins hanté par certaines questions et une petite musique. Ce n'est pas celle de Liszt, mais bien celle, étrange et familière, de Murakami, constamment jalonnée de points d'orgue...

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L'incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage. Haruki Murakami. Belfond, 367 pages.