Nefertari Bélizaire publie un premier roman, Cru, chez Leméac. Un livre qui ne cache absolument rien et ose appeler l'agression sexuelle ce qu'elle est, un crime contre l'humanité.

Elle arrive drapée d'un long manteau noir comme la nuit qui cache d'autres couches de noir, d'obscurité. Elle en sort à peine, y retourne parfois. Sans le vouloir. Elle porte aussi une douleur en bandoulière. On ne la voit pas, on la pressent.

Nefertari Bélizaire n'en a pas fini avec la nuit. Elle n'en sortira probablement jamais tout à fait. Son premier roman, Cru, est le récit direct et sans compromis des agressions sexuelles dont elle a été victime à l'âge de deux ans et demi. Faire jour sur l'abominable lui permet de vivre un peu mieux, près de 50 ans plus tard.

«C'est une blessure de l'âme, c'est spirituel. C'est tellement complexe que je continue de la détricoter. Je le ferai toute ma vie. Heureusement, il y a une part de moi encore capable de s'émerveiller.»

D'origine haïtienne, Nefertari Bélizaire est comédienne (La galère, Trauma, 30 vies) de profession, mais il n'y a, cette fois, aucun personnage derrière lequel se retrancher. Elle ne joue plus, elle est nue, devant nous.

Un devoir

Au départ, elle ne prévoyait pas publier cette brûlante confession. Après beaucoup d'hésitations et d'encouragements, dont chez Leméac, elle se sent, aujourd'hui, le devoir de le faire.

«Je suis quelqu'un de très timide. Le bouquin m'a pris beaucoup de temps. Cela a été un combat. Il y a eu un premier jet il y a 15 ans. C'est sorti d'un coup. C'est pendant un exercice de théâtre que le souvenir est remonté. C'était resté enfoui pendant 29 ans. J'avais un mal de vivre, mais j'ignorais pourquoi.»

Le bourreau confronté

Les noms des acteurs de ce drame intime ont été changés, mais les événements ont malheureusement eu lieu. Un jour, l'auteure est allée porter son livre à son bourreau, en Haïti.

Durant une confrontation avec lui, plus tard, il a tout avoué, indirectement, en lui disant que c'est elle, l'enfant «qui l'avait choisi», lui l'adulte déréglé à qui elle ne pourra donc jamais pardonner.

«Dans le livre, tout est réel. Je n'ai imaginé que sa réception du manuscrit. Moi, j'ai vécu en prison pendant des années. C'est à son tour d'y être enfermé.»

Depuis une quinzaine d'années, elle accueille de mieux en mieux la lumière du jour. Elle lui fait l'effet d'un livre des révélations lui permettant d'apprivoiser le doute, la honte, la culpabilité. Tout ce dont l'enfant qu'elle a été, un jour lointain, n'avait surtout pas besoin. Et qui est réapparu avec l'écriture.

«J'ai travaillé tout le printemps et l'été à prendre mes distances et faire face à toutes les peurs que le livre réveille en moi.»

L'innocence volée, l'affection trahie de l'enfant envers l'agresseur, le manque de confiance envers les autres et d'estime de soi, la difficulté à vivre l'intimité, celle de vivre les émotions et de les interpréter, comme comédienne. Ceci n'est pas une liste, mais un résumé de la vie de Nefertari Bélizaire.

Ses yeux noirs se remplissent de larmes. On tend la main pour ne pas qu'elle se noie. Elle tremble. Son doux sourire émerge, malgré tout.

«Ce livre s'adresse aux petits et aux grands enfants qui vivent ou ont vécu ce genre de situation. C'est possible de ne pas être que survivante, mais être vivante. Dans le moment présent. Plus les moments heureux se multiplient, plus on s'éloigne des moments douloureux. Mais ça prend toute une vie.»

Il y a eu dans sa route, heureusement, des âmes généreuses, au travail notamment, et, aussi, un amour inconditionnel qui a dépassé les tristes et secrets méandres pour rejoindre son coeur.

«J'avais une difficulté à m'abandonner, ce qui n'a pas été le cas avec cette personne-là. Il ne savait pas ce qui m'était arrivé, mais il a développé une façon de m'approcher doucement, calmement, sereinement. Ça m'a permis de dire oui.»

Forcément, on ressort d'une telle rencontre secoué. Puis, on prend l'air. On entrevoit à la télévision des vedettes de téléréalité, des ministres et des médecins se chamaillant, des athlètes roulant des mécaniques.

On sourit, un peu, devant la futilité. La vie, ailleurs, est crue, sinon cruelle. Mais Nefertari Bélizaire va de l'avant. Elle continuera d'écrire.

Extrait de Cru

«Aucune trace de rien. Qui peut soupçonner une pareille histoire? Le tour est joué, le pantalon remonté, image de respectabilité. Tu t'en tires comme un honnête homme. Ni vu ni connu, la vie qui suit son cours.

C'est comme si j'avais un règlement de comptes avec le petit Jésus. Je ne peux pas argumenter. Le petit Jésus est trop fort, je veux trop qu'il m'aime, alors je cède. Le petit Jésus me trouve trop méchante, alors il me punit.»

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Nefertari Bélizaire. Cru. Leméac, 108 pages.