Raconter l'histoire des premiers chrétiens tout en dévoilant sa propre crise de foi, voilà la tâche aussi énorme qu'inusitée que s'est donnée Emmanuel Carrère dans son nouveau roman, Le Royaume, l'un des plus attendus de la rentrée littéraire en France. Au bout du compte, c'est l'enquête d'un écrivain sur les Écritures, et le récit, souvent drôle, du désir de croire d'un «agnostique amical» envers le christianisme. Carrère, comme d'habitude, surprend. Entrevue.

On ne sait pas comment les exégètes du Nouveau Testament recevront Le Royaume de Carrère. Mais les lecteurs de ce roman, eux, découvriront l'histoire très vivante d'un culte, tout en s'identifiant peut-être au narrateur, qui raconte cet épisode «embarrassant» de sa vie où, au début des années 90, il a désespérément voulu croire.

«J'ai encore du mal à savoir si la porte d'entrée, c'était vraiment de revenir sur cet épisode bizarre ou si c'était de faire un récit historique autour du moment où se sont écrits les Évangiles, mais j'ai l'impression que les deux choses sont allées de pair et que j'ai essayé de construire une espèce de dialogue entre celui qui enquête en agnostique amical sur les débuts du christianisme et celui que j'étais il y a 20 ans, qui voulait absolument croire de façon dogmatique.»

Le résultat est étonnant. Entre les confessions de Carrère, inspiré par la série Les Revenants ou la mystique sauvage de l'auteur de science-fiction Philip K. Dick (dont il a fait la superbe biographie Je suis vivant et vous êtes morts), des pages et des pages d'enquête sur les auteurs du Nouveau Testament, les hommes qu'ils ont dû être et leur tempérament, qui se dévoile malgré tout dans les Écritures.

«On fait des figures avec des auréoles, quoi, de ces hommes humains et faillibles, dit Carrère. J'ai aussi essayé de faire sentir un peu les tourments qu'inspire toute cette histoire et qu'inspire même le christianisme d'une façon générale. On s'est beaucoup habitué à son extravagance, à la bizarrerie de cette croyance et des conduites qu'elle inspire.»

En effet. Comment croire à ces histoires de fils de Dieu né d'une vierge, qui affirme apporter la bonne nouvelle d'un royaume qui n'est pas de ce monde, crucifié et ressuscité d'entre les morts? Or, lire les Évangiles comme s'il s'agissait d'un mythe, voir la résurrection comme une métaphore, c'est précisément passer à côté de la volonté de ces textes, qui prétendent à une vérité révélée.

«Comment parler de la foi de façon juste sans être croyant soi-même, c'est la grande difficulté d'une entreprise de ce genre, concède Carrère. C'est d'essayer de se tenir le plus près possible de cette frontière qui est celle de la foi, et en même temps de ne pas y basculer. Je ne suis pas croyant et je ne souhaite par l'être. Mais, en même temps, il y a quelque chose qui me fascine, là-dedans, il y a beaucoup du christianisme que j'aime, avec quoi j'ai un rapport d'amitié, de culture, qui est nourrissant et précieux.»

L'indécence de la foi

Un écrivain ne peut qu'être fasciné par le Livre des livres, dont l'influence perdure après plus de 20 siècles. Sans lui, quantité d'oeuvres de la culture occidentale n'auraient pas existé. Tout de même, Carrère estime plus gênant de révéler sa crise mystique que ses goûts en matière de pornographie sur le Net... Dans Le Royaume, il partage ses étonnements, son scepticisme, ses passages préférés, et il avoue son affection pour Luc, le plus romancier des évangélistes.

«C'est quelqu'un qui vient de l'extérieur par rapport aux autres. D'abord, c'est le seul, autant qu'on sache, des quatre évangélistes qui ne soit pas juif, qui vienne du dehors et qui s'adresse à des lecteurs païens et non à des gens à l'intérieur de la secte. Cette position frontalière de Luc, je m'en sentais assez proche. J'essaie de rappeler que c'est de la littérature, et de la très grande littérature. Qu'une chose particulière du christianisme, c'est qu'avant d'être une doctrine, c'est un récit.»

Perte de puissance

Paradoxalement, le bel accueil que lui réserve la presse, et même la presse chrétienne, est la preuve pour Carrère de la perte de puissance du christianisme. Il sait bien qu'à une autre époque, pas si lointaine, son roman aurait suscité l'hostilité. «Cela témoigne de leur part d'une très grande ouverture d'esprit et d'une religion en perte de vitesse, le fait qu'elle ne soit plus capable d'intolérance et de fanatisme. L'islam est une religion beaucoup plus vivace que ne l'est le christianisme, une religion vieille et fatiguée. Mais j'ai pourtant l'impression que quelque chose reste vivant dans le christianisme, beaucoup moins puissant et qui n'a plus de pouvoir temporel, ce qui me le rend d'autant plus aimable.»

Sans vouloir se faire prophète, Emmanuel Carrère croit que l'humanité est dans une grande période de mutations. Il fait des parallèles entre l'époque des premiers chrétiens et la nôtre, entre cet empire romain à bout de souffle, qui sera dévoré de l'intérieur en trois siècles par une secte qui deviendra religion d'État, et notre monde occidental, qui semble craquer de partout, où le culte du «moi» a remplacé l'abandon aveugle à la foi. «Le "moi", c'est une religion dont chacun mesure à quel point elle est épuisante», note ironiquement Carrère.

Au terme de son enquête, l'écrivain avoue qu'il ne sait pas. Laisse-t-il finalement une porte ouverte aux mystères? «Oui. C'est vraiment une position d'agnostique. Je ne crois pas en Dieu et, en ce sens, je suis athée. Mais la question de savoir quelle est la part de mystère résiduelle dans l'Évangile, en quoi elle peut avoir une place dans nos vies, elle est vraiment au coeur de ce livre, et je ne pense pas que ce livre suffise à la solder.»

Extrait Le Royaume

«Cela se passe à Corinthe, en Grèce, vers l'an 50 après Jésus-Christ - mais personne, bien sûr, ne se doute alors qu'il vit «après Jésus-Christ». Au début, on voit arriver un prédicateur itinérant qui ouvre un modeste atelier de tisserand. Sans bouger de derrière son métier, celui qu'on appellera plus tard saint Paul file sa toile et, de proche en proche, l'étend sur toute la ville. Chauve, barbu, terrassé par de brusques attaques d'une maladie mystérieuse, il raconte d'une voix basse et insinuante l'histoire d'un prophète crucifié vingt ans plus tôt en Judée. Il dit que ce prophète est revenu d'entre les morts et que ce retour d'entre les morts est le signe avant-coureur de quelque chose d'énorme: une mutation de l'humanité, à la foi radicale et invisible. La contagion opère.»