Tel le Samson de la Bible, le Grand Antonio, né Anton Barichievich, était doué d'une force herculéenne et arborait une chevelure léonine. Entre les années 50 et 2000, nombre de Montréalais l'ont croisé, avec ses cartes postales à vendre, ses exploits d'homme fort et ses beignes. Pour que son souvenir ne meure pas, l'illustratrice et auteure à succès Élise Gravel lui consacre son nouvel album, Le grand Antonio, entre la rigolade et un brin de tristesse.

Quand elle a terminé son album, Élise Gravel s'est empressée d'aller le «tester» auprès d'enfants de la maternelle, de 2e et 3e année du primaire et même de 6e année: «Ils étaient tout simplement «flabbergastés «d'apprendre que le Grand Antonio avait vraiment existé, explique-t-elle, que le magasin de beignes qui lui servait de «bureau» était toujours là (angle Beaubien et Saint-Denis) et qu'il leur était possible d'aller toucher le banc où le Grand Antonio s'assoyait toujours. Pour eux, c'était comme un vrai super antihéros, et ils avaient mille questions sur lui. Sur sa force et ses exploits, oui, mais aussi sur son itinérance, sa santé mentale, sa mort.»

Car c'est toute la force (c'est le cas de le dire!) de l'album illustré Le Grand Antonio (publié à La Pastèque): il oscille constamment entre trucs absolument hilarants (et si Antonio était en fait un extraterrestre?), données biographiques (ses «tirages» d'autobus à l'aide de ses cheveux) et moments touchants. «C'était justement ça, le défi pour moi, explique la prolifique Élise, intégrer des sujets plus sombres sans que ça donne un livre triste. Je voulais cette fois faire un projet un peu moins goofy, un peu moins niaiseux, légèrement plus sérieux.»

Pour Élise

Qu'on ne s'y méprenne pas: aucun de la trentaine d'albums d'Élise Gravel n'est niaiseux, quoi qu'elle en dise! Que ce soit dans sa série Les petits dégoûtants (où nous sont présentés avec ravissement le rat, le ver, la limace), La clé à molette (sur la surconsommation dans un «SUPER-MÉGA-GIGA-GÉANT-MAGASIN À RAYONS») ou sa série de superhéros pas très convaincants (Super-Dudu, Super-Tsointsoin, Super-Titi), elle manie à la fois la drôlerie et l'esprit critique: «Je veux être la Tina Fey pour enfants», dit-elle en riant aux éclats.

Il en allait de même avec son «faux» magazine Nunuche, une parodie des magazines féminins particulièrement décapante, à l'intention des adultes et des ados entre 2006 et 2010 («J'ai dû arrêter de la faire, je n'en pouvais plus de ne pas payer mes collaborateurs, il y a des limites au bénévolat!», explique-t-elle).

Mais là où on découvre encore mieux Élise Gravel, c'est sur son blogue (elisegravel.com). Elle l'alimente régulièrement («Je suis une hyperactive du crayon!») avec des dessins de «monstres de relaxation», une série de vignettes sur le thème des Filles («Les filles peuvent être bruyantes, grognonnes, puantes, fortes, fâchées, drôles»), des portraits de ses deux filles (Marie, 6 ans, et Sophie, presque 9 ans), des commentaires illustrés soit avec son style «classique», soit son style «gribouillis».

Le champion des champions

Élise Gravel se souvient très bien d'Antonio, de ses interminables tresses, de son gabarit hors normes: «J'habitais dans son quartier (Rosemont, qu'on reconnaîtra ici et là dans l'album), et je le trouvais le fun quand je le rencontrais. Il dépassait du cadre de tout bord, tout côté! Et puis, comme j'étais une jeune fille, il me donnait ses collages et ses cartes postales au lieu de me les faire payer, relate-t-elle en riant. Je les ai gardés et même encadrés. Dans ses collages, il y avait les mots «Dieu», «champion des champions», «Hercule», «le roi de la fierté», il soutenait qu'il avait une «force extraterrestre».»

«Comme personnage tout court, je le trouve hot, poursuit-elle, il est spectaculaire, mystérieux et différent. Même s'il ne plaisait pas à tout le monde, il n'était pas moins fabuleux. Je voulais qu'on garde de lui autre chose que l'image de son itinérance, qu'on se souvienne aussi de sa flamboyance. Je voulais lui rendre hommage, mais aussi le rendre beau, drôle, nostalgique, perpétuer son nom, sans escamoter la tristesse.»

Car le Grand Antonio est mort seul, dans un magasin d'alimentation, sans domicile fixe, sans rien, sinon une grande détresse. À la fin de l'album, l'illustratrice-auteure remercie d'ailleurs «tous ceux qui travaillent à aider les gens qui, comme Antonio, sont «presque toujours dehors»».

De son côté, Élise Gravel va continuer son travail de sape subtil des idées toutes faites en maniant le crayon et l'humour gentiment corrosif. En effet, celle qui publie tant en français qu'en anglais sortira en mai un roman graphique de 176 pages intitulé Jesse Elliot Is a Big Chicken, chez l'éditeur américain Roaring Brook Press (l'éditeur jeunesse de la grande maison Macmillan). Il sera publié en français chez Scholastic à l'automne.

Un «roman graphique» entièrement illustré et écrit à la main: «Oui, explique Élise Gravel en se tenant le poignet en riant, parce que c'est le journal intime d'une fille à sa dernière année du primaire, très anxieuse. Elle a peur de tout, du rejet, d'aller au secondaire, de faire des farces, de perdre ses meilleures amies, de prendre de la drogue, de devenir folle. Bref, elle est chicken

Et c'est très drôle. Et touchant. Et humain, terriblement humain. Comme la «petite» Élise. Et comme le «grand» Antonio.

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Le Grand Antonio, Élise Gravel, La Pastèque, 56 pages.

Photo: fournie par la Fonderie Darling

Dans les années 90, le Grand Antonio cultive sa propre légende avec des collages de photos et de coupures de journaux qui racontent ses exploits.