Le nouveau roman d'Éric-Emmanuel Schmitt, L'élixir d'amour, est en fait l'échange épistolaire virtuel entre deux ex-amants séparés par un océan. Adam, en France, et Louise, au Québec, écrivent sur le sentiment amoureux et ses dérivés, se demandant si l'amour peut être provoqué par une sorte d'élixir, comme dans Tristan et Iseult. Dans un échange par courriel calqué sur la forme de ce livre tout court, nous avons discuté désir, amour, passion et mensonge avec l'auteur et dramaturge français, qui n'a pas eu peur de se mouiller.

Vous identifiez-vous davantage à Adam ou à Louise?

Je suis Adam et j'aimerai être Louise. Je suis Adam parce que je m'imagine maître de mes plaisirs et de mes amours, une illusion très masculine. J'aimerais être Louise car c'est elle la plus forte, la plus amoureuse, et la plus sage même si sa sagesse prend d'étranges et pervers chemins. La littérature a été inventée pour qu'on change de peau, d'âme et de sexe. Grâce à l'écriture, j'ai pu, avec délice, devenir cette femme qui ne me ressemble pas.

En fait, l'amour peut être provoqué parce que les hommes sont plus prévisibles que les femmes? Les hommes plus prévisibles?

Moins sophistiqués, moins complexes en tout cas. Quand un homme dit non, ça veut dire généralement non. Quand une femme dit non, ça peut vouloir dire non mais tout autant oui et bien d'autres choses. Je crois que si j'aime tant la compagnie des femmes - et écrire sur les femmes - c'est à cause de cela, de cette sensibilité à plusieurs couches.

Croyez-vous, comme Adam, que sexe et amour «occupent deux territoires différents» ?

Je crois en effet que le même mot, «amour», recouvre deux territoires différents, le désir et le sentiment. Certes, il y a une frontière commune entre désir et sentiment, c'est là que se produisent les grandes passions, mais la plupart du temps, ce sont des régions distantes: on peut désirer sans aimer, on peut aimer sans désirer. L'attirance physique est parfois le chemin de l'amour mais pas toujours, elle a son autonomie. Et nous éprouvons tous de grands amours pour des êtres que nous ne touchons pas, nos parents, nos enfants, notre fratrie, nos amis. Au fond, la vie devient difficile et passionnante quand amour et désir se mêlent. Mais il y a risque... risque que le désir disparaisse, la plus grande peur des amoureux.

Donc ces deux territoires sont irréconciliables, malgré ce que voudrait Louise?

«Seule la peau sépare l'amour de l'amitié», dit Adam, qui aime toujours Louise mais la désire moins. Celle-ci, au début du roman, préfère rompre que de passer à l'amitié, elle ne supporte pas la mort du désir d'Adam. Cependant, elle va évoluer: elle va perdre son intransigeance et peut-être accepter, au nom de l'amour, d'être moins désirée mais toujours préférée. Un amour, c'est quelque chose de vivant, qui change, évolue. Ni Adam ni Louise ne l'ont accepté au début et c'est pourquoi ils se séparent. Cependant, ils tiennent absolument l'un à l'autre et n'arrivent pas à couper le lien: Adam écrit continuellement à Louise, Louise le hait passionnément. À l'issue de l'histoire, ils ont auront appris à se rapprocher pour une relation différente; ils auront accepté les métamorphoses de l'amour.

Peut-être, mais sur la base d'un mensonge et d'une tromperie. Vous êtes-vous inspiré des Liaisons dangereuses pour écrire cette histoire?

Le mensonge est parfois le meilleur moyen de faire surgir la vérité. La manipulation, ici, comprend aussi bien un désir de vengeance qu'un désir de reconquête. Pour moi, tous les sentiments sont ambigus, ils portent une chose et son contraire. Les liaisons dangereuses est mon livre préféré car Laclos y examine de multiples manières d'aimer. Il y a du Valmont en Adam et de la Merteuil en Louise. D'ailleurs, Louise y fait une allusion explicite puisqu'elle a peur d'avoir laissé ce livre à Adam, livre qui lui fut offert par son père (c'est le livre-père de ce court roman).

Les jeux de l'amour restent donc une source d'inspiration, mais vous les mettez en scène dans un contexte de nouvelles technologies et ce n'est pas innocent. Les rapports amoureux ont-ils changé avec les courriels, les téléphones intelligents et Facebook?

Oh oui, tout a changé. À l'époque de Laclos, on écrivait une longue lettre, on l'envoyait par la poste à cheval, et l'on recevait une réponse au plus tôt la semaine suivante. Aujourd'hui, on écrit un courriel ou un SMS et, quelques minutes plus tard, on s'impatiente de ne pas recevoir de réponse. Tout va vite mais la célérité, c'est plutôt le régime de l'émotion que du sentiment. Le sentiment, il prend du temps, il se nourrit dans le silence du temps, il donne de l'épaisseur au temps, il arrive même à dominer le temps. J'ai peur que la rapidité de nos échanges n'encourage que le désir, le plaisir, mais laisse sur le bord de la route les grands sentiments construits, qui se nourrissent aussi d'absence, d'éloignement, de distance. Ce qui a changé aussi, c'est qu'on peut toucher l'autre dans sa vie intime à toute heure avec un mot sur le téléphone. C'est une proximité absolument nouvelle. Lors d'un dîner, quand je vois femmes et hommes jeter un oeil sur leur portable qu'ils posent contre leurs cuisses, j'ai vraiment l'impression d'être devant des schizoïdes: ils sont là et ailleurs, dans la vie sociale et dans la vie intime en même temps.

Vous êtes très observateur. C'est si frappant, la différence dans les rapports hommes-femmes entre le Québec et la France?

Au début, ça m'a déconcerté. La femme d'Amérique du Nord est plus autonome, plus libre, plus directe. Elle a moins subi une éducation machiste, elle pense qu'il y a un autre destin que seulement plaire aux hommes. Ce qui terrifie le mâle européen qui débarque chez vous. Ce qui l'excite aussi parfois... Mon héroïne, Louise, choisit Montréal pour se reconstruire après sa séparation d'avec Adam. Elle ne veut pas se définir uniquement par rapport à l'homme, et, à juste raison, le Canada lui apparaît un lieu propice à cette convalescence. Et Lily, la Canadienne, est un modèle de femme totalement indéchiffrable pour le Parisien Adam! Au Canada, une femme va parler de son désir et de son plaisir à son partenaire. Les oreilles des Français ne sont pas capables d'entendre ça; ils prennent peur car au fond, il n'y a pas pour eux d'égalité, ils restent «le premier sexe», les maîtres, y compris les maîtres de la jouissance et du plaisir.

Les rapports de couple sont donc complètement différents. Le modèle québécois: un contrat. Le modèle français: un jeu. Hommes et femmes au Québec abordent le couple avec une idée d'égalité. Hommes et femmes en France abordent le couple en songeant: que le meilleur gagne!



Vous ne posez pas de jugement. Pour vous les deux modèles se valent?

Non, je suis féministe depuis toujours, attaché à l'égalité absolue - ce qui ne signifie pas identité absolue. Donc il me paraît préférable d'aborder aussi les questions de désir, de plaisir et de sentiments à égalité. Point pour le Canada!

Est-ce que vous croyez, comme le dit Louise, que le bonheur n'est que provisoire? N'est-ce pas un peu pessimiste?

Le bonheur est provisoire mais l'on ne sait pas combien dure ce provisoire, parfois il peut durer longtemps. Je dirais même que les moments de bonheur sont ceux où l'on murmure «que ça reste toujours comme ça» parce qu'on sait que ça disparaîtra. Je ne parle pas en pessimiste. Je parle en homme qui savoure, qui goûte l'instant présent tout en aimant les grands sentiments qui donnent une structure à nos vies et une épaisseur à la durée.

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L'élixir d'amour, Éric-Emmanuel Schmitt, Albin Michel, 120 pages.