Depuis une vingtaine d'années, l'auteur belge Armel Job bâtit patiemment une oeuvre solide. Entré dans le monde littéraire à 40 ans, ce professeur et directeur d'école maintenant retraité combine sujets forts et écriture limpide, s'effaçant derrière ses histoires qui sont pour les lecteurs autant d'occasions de réfléchir sur la nature humaine.

«Tous mes romans commencent par des questions et sont une occasion de m'interroger», nous a dit Armel Job en entrevue, lors d'un court passage à Montréal il y a deux semaines. Dans la gueule de la bête, son nouveau roman, une puissante réflexion sur la ligne floue entre le bien et le mal, n'y fait pas exception.

Nous sommes en 1943 à Liège, où les membres de la communauté juive sont pourchassés par les uns, protégés par les autres. On y suit en particulier les membres d'une famille juive - le père, la mère et leur fille - et les bons samaritains d'un réseau catholique qui les cachent séparément.

«Je voulais comprendre ce que ça veut dire pour une petite fille de 4 ans de ne voir ses parents qu'une fois par semaine, sans pouvoir les appeler papa et maman. Ce que ça veut dire de vivre dans une mansarde, la peur au ventre, et ne plus oser sortir dans la rue. Ce que ça peut signifier quand on apprend que le réseau catholique a été décapité par des trahisons internes. C'est ahurissant, comment cela a-t-il pu se passer? Et ce n'est pas l'histoire officielle qui va nous le dire.»

Ni noir ni blanc

C'est ce qu'il a tenté d'expliquer dans ce roman tout en nuances - un doigté et une délicatesse qui font la force de tous ses livres. «Je sais par expérience que, quand je commence à travailler, je suis plein de stéréotypes et d'a priori. Le roman est là pour les faire sauter, car la réalité est souvent différente de ce que j'avais spontanément imaginé.»

Ainsi, le traître n'est pas qu'un traître, le héros l'est souvent par hasard, personne n'est tout blanc ou tout noir. Et chacun agit à partir de ses raisons propres, pas nécessairement par grandeur d'âme. «C'est vrai. Quelle que soit la situation, c'est moi en tant que personne, avec ma vie, mon passé, ma sensibilité, qui suis amené à réagir.»

Pour le démonter, Armel Job s'est surtout intéressé à la «relation complexe» entre la population de Liège et les Juifs. «Nous avons spontanément des idées toutes faites sur ce sujet. Nous croyons par exemple que les gens avaient des positions campées dès le départ. Mais ce n'est pas le cas. S'il y a eu des héros spontanés, plusieurs se sont engagés d'abord pour rendre service, sans savoir à quoi ils s'exposaient. Ça ne change rien à leur héroïsme, mais il n'est pas grandiloquent. On parle davantage de petite bonté.»

De la même manière, la situation de ceux «qui ne se sont pas bien comportés», qui ont traqué, dénoncé et trahi, est tout aussi pleine de paradoxes. L'auteur en expose plusieurs cas, mais le meilleur exemple est sûrement celui d'Oscar, inspiré d'un réel personnage historique.

«On sait peu de choses de lui, sauf qu'on est certain qu'il a trahi dans le réseau catholique, notamment des prêtres qui ont été déportés. Mais, simultanément, il a sauvé des tas d'enfants juifs en les cachant dans une colonie à la campagne. Quand on tombe sur une histoire comme celle-là, on se dit: «Mais comment est-ce possible?» C'est le genre de témoignage historique que je dois utiliser.»

Multiplier les angles

Dans ce roman choral qui met en scène une bonne douzaine de personnages, Armel Job passe des uns aux autres en montrant toutes leurs facettes. Ni manichéen ni moralisateur, il fait voir chacun tel qu'il est, avec ses zones d'ombre et de lumière, ses forces et ses faiblesses, ses motivations secrètes et officielles.

«Je veux montrer tous les angles. Est-ce que ce n'est pas justement cela, un roman, multiplier les angles? Dans la vie ordinaire, nous sommes condamnés à rester à la surface des choses. C'est par le subterfuge du roman qu'on peut entrer dans la tête des gens. Il nous permet de voir ce qu'on ne peut pas voir ordinairement.»

Armel Job reste convaincu, comme son compatriote Georges Simenon, que c'est dans les situations difficiles qu'on est obligé de montrer qui on est. Alors comment agit-on quand on est «dans la gueule de la bête» - la bête étant le nazisme, mais aussi l'apocalypse, qui tient entre ses crocs l'humanité?

«C'est l'idée générale du roman, dit l'auteur, qui voulait qu'elle soit traduite dans ce titre-choc. L'ancien prof de latin préfère les questions à saveur philosophique et n'aime pas vraiment écrire à partir de ses tripes. Son désir d'écrire, affirme-t-il, n'est pas lié à un malaise existentiel.

«Je ne jette pas la pierre à ceux qui le font, mais j'essaie de ne jamais faire d'un roman quelque chose de personnel. Bien sûr, je n'en suis pas absent, je crée les personnages avec ce que je suis. Mais je travaille toujours en observateur. C'est nettement plus intéressant que moi!»

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Dans la gueule de la bête. Armel Job. Robert Laffont, 310 pages.