Dans son dernier roman, en lice pour le Goncourt, Chantal Thomas raconte un épisode méconnu de l'histoire royale française, soit celui des mariages ratés de l'infante d'Espagne Anna Maria Victoria et Louis XV, et de Mlle de Montpensier avec le prince des Asturies. Ou comment deux fillettes ont été malmenées par les aléas du pouvoir.

Depuis toujours, la vie des princesses fascine les foules. Mais derrière le faste bien réel des existences princières, il y a les manigances et les intrigues dans les coulisses, le jeu du pouvoir dans lequel les filles ne sont bien souvent que des pions sur un échiquier, une monnaie d'échange entre les cours d'Europe. Chantal Thomas, spécialiste du XVIIIe siècle, est fascinée par ces destins de femmes qui ont dû affronter, souvent seules et à un âge précoce, cette fosse aux lions. Comme Marie-Antoinette dans Les adieux à la reine, ou ces deux soeurs désargentées dans Le testament d'Olympe.

Cette fois, dans L'échange des princesses, le régent Philippe d'Orléans organise le mariage d'une enfant de 4 ans, l'infante d'Espagne, avec Louis XV, 11 ans, ainsi que celui de sa fille, Louise Élisabeth, 12 ans, avec le prince des Asturies. Le résultat s'avérera catastrophique et ces fillettes seront jetées aux oubliettes de l'histoire comme des poupées après usage. «Tout se joue au-dessus de vos têtes, il n'y a aucun moyen de savoir ce qu'il va advenir de vous, note Chantal Thomas. Qu'elles soient princesses ou courtisanes, sur un coup de dé, sur un caprice, elles sont hors jeu.»

Une seule justice, peut-être: la littérature. Ce n'est pas pour rien que Chantal Thomas a choisi cette phrase d'Érik Orsenna en exergue: «Et quelque chose me disait, et me dit encore, que les histoires dédaignées se vengent un jour ou l'autre.» «Cet aspect d'ombre et de silence, j'aime l'explorer, vraiment», dit-elle.

Les rebelles de Versailles

Sans les vitrioliques mémoires de Saint-Simon, Chantal Thomas n'aurait pas connu l'histoire de l'infante d'Espagne qui a, momentanément, charmé toute la France par sa candeur enfantine et les promesses d'une union royale de rêve. Sans les incroyables lettres de la princesse Palatine, être d'une franchise absolue, belle-soeur de Louis XIV, le ton de son roman n'aurait pas été le même. «Je crois qu'il n'y a qu'elle qui a vraiment dit quelque chose, estime l'écrivaine. Les lettres de la princesse Palatine ont été pour moi comme des trésors. Ils sont très complémentaires, Saint-Simon et la princesse Palatine. Elle, les intrigues, ça lui faisait horreur, tandis que Saint-Simon, ça le survolte.» À eux s'ajoutent les lettres de la gouvernante de l'infante et la correspondance des princesses elles-mêmes, qui parsèment le roman.

«Parfois, on laisse son imagination divaguer et après, on trouve des lettres qui coupent notre élan. Mais là, à l'inverse, je me suis vraiment appuyée sur ces lettres comme si elles étaient une musique authentique de ce qui se passait entre les gens.»

C'est le grand talent de Chantal Thomas, qui épluche les archives et fréquente assidûment les lieux de ses récits, que de nous donner l'impression d'être réellement dans l'époque qu'elle décrit. «Le plaisir d'écrire ces textes est de plonger dans un rapport sensuel à ce monde, explique-t-elle. Par exemple, j'ai vraiment aimé me représenter l'infante par rapport aux mesures de Versailles. Elle était logée dans la chambre de la reine, elle arrivait à peine à voir ce qu'il y avait de l'autre côté. Ce sont ces détails physiques qui nous font basculer dans un monde surréel. Ce que permet le roman historique, je crois, c'est de vivre son propre siècle avec cette dimension d'agrandissement temporel des siècles passés.»

Plus que tout, l'auteure de La vie réelle des petites filles et de Comment supporter sa liberté ne se lasse pas d'explorer l'enfance comme vision du monde. La mélancolie du jeune Louis XV, triste orphelin. Le charme et l'enthousiasme de l'infante, transie d'amour pour ce jeune roi qu'on lui impose. La révolte de Louise Élisabeth dans l'austère cour d'Espagne. «J'ai trouvé extraordinaire d'avoir deux personnages opposés à un point extrême. Louise Élisabeth, sur le mode du refus, je la trouve bouleversante. Elle comprend ce qui lui arrive et son impuissance à changer quoi que ce soit. Ce qui m'intéresse et même me passionne dans ça, c'est ce qui se passe à l'intérieur des mariages princiers obligés, voire forcés. C'est merveilleux, parce que c'est l'histoire avec un grand H et en même temps quelque chose où je peux entrer de l'intérieur. Qu'est-ce qu'on doit ressentir comme angoisse et comme euphorie à cet âge, dans ce contexte! La façon d'aimer de l'infante, ça m'a beaucoup émue. Je me suis souvenue de la manière dont on aime, dont on peut être amoureux quand on est enfant. On l'est comme on le sera plus tard, avec la même entièreté et la même manière de se donner.»

_______________________________________________________________________________

L'échange des princesses, Chantal Thomas, Seuil, 334 pages.