Sculpteur, céramiste, graveur, bref artiste visuel, René Derouin? Oui, mais aussi auteur, «écrivant» sinon écrivain, comme en témoigne la parution de Graphies d'atelier - Le trait continu, qui regroupe de nombreux textes intimes, dont les lettres écrites à sa mère lors de son premier voyage au Mexique. Derouin avait alors tout juste 19 ans... Rencontre avec un homme qui en compte maintenant 77, qui écrit, crée et expose toujours. Comme un trait d'union entre hier et aujourd'hui, entre le Québec et toutes les Amériques.

Dans son magnifique atelier éclairé par 15 grandes fenêtres, quelque part dans les Laurentides, René Derouin peut regarder ondoyer la ligne de l'horizon, comme si la nature avait tracé un trait sinueux à la cime des arbres. Cette calligraphie organique inspire justement l'artiste visuel, mais aussi l'auteur qu'est Derouin. Alors que s'ouvre Fleuve, une exposition majeure de ses oeuvres à la Grande Bibliothèque de Montréal, il lance un beau gros livre, illustré à foison, mais surtout rempli de textes intimes rédigés entre 1955 et 2012: correspondances, journaux, allocutions, cahiers personnels. Son titre? Graphies d'atelier - Le trait continu.

Ce n'est pas la première fois que René Derouin publie des recueils de textes: L'espace et la densité en 1993, Ressac en 1996... «C'est peut-être parce que je n'ai pas beaucoup lu sur l'art, mais que j'ai beaucoup lu sur les artistes, explique Derouin. J'ai beaucoup aimé lire les écrits de Tàpies, Matisse, Klee, Borduas, Gauvreau, qui étaient tous, je m'en suis rendu compte plus tard, des artistes en exil. D'ailleurs, si en 1955, j'ai décidé de m'exiler volontairement au Mexique, ça a été à cause des écrits de Gauguin à Tahiti: je devais avoir 15 ans quand j'ai lu ça, et j'étais fasciné par Tahiti, la sensualité, les couleurs, les femmes... Alors, j'ai eu l'idée de partir moi aussi, vers le sud, la chaleur.»

S'exiler au Mexique

Quand il arrive au Mexique en septembre 1955, c'est pourtant l'hiver, et le jeune René de 19 ans doit donc porter le même chandail de laine, le seul qu'il a emporté, pendant des jours. Ce genre de détails rigolos, les imprévus de sa nouvelle vie, ses rencontres, ses chocs, les lieux qu'il visite, son ébahissement, ses ennuis financiers, sa candeur de jeune «Canadien français» pétri du Québec sous Duplessis, la possibilité qu'on lui offre d'aller plutôt à Cuba (abandonnée), la vie culturelle trépidante de Mexico de l'époque, on les découvre dans les lettres écrites à sa mère et à sa soeur Aline, reproduites telles quelles dans Le trait continu. Cette correspondance a été retrouvée par hasard en 2012, dans les quelque 45 boîtes d'archives dont René Derouin a fait don à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ)!

Ce qu'on découvre aussi, c'est pourquoi cet exil volontaire lui est indispensable: le chapitre intitulé «Rue Saint-Just, 1943-1950» est fait de textes écrits vers 1995 par Derouin lors d'un voyage en solitaire au Mexique, où il relate les deuils et surtout la misère noire dans laquelle s'est retrouvée sa famille... «J'ai eu besoin de l'écrire pour m'en dégager, se remémore l'artiste pluridisciplinaire. Un moment donné, tout le monde était malade, mon père, ma mère, mon grand-père. Pourtant, c'est de moi qu'on avait toujours dit: «Lui, il ne passera pas ses 12 ans» parce que j'étais chétif... Mais quand mon frère Robert, qui lui était fort et en santé, est mort à 11 ans (dans l'affaissement d'un sentier qui s'est écroulé dans le fleuve), tout a changé. On a déménagé de Longue-Pointe, le long du Saint-Laurent, au centre-ville de Montréal. Après, mon père a disparu un jour, on l'a retrouvé mort à 48 ans. Ça a été un choc pour moi, le jour où j'ai dépassé l'âge de mon père. Je pense que j'ai toujours l'impression de gagner sur ma vie, celle que je n'aurais pas dû avoir...»

René Derouin ne s'apitoie pas sur lui-même en disant cela. Pas plus qu'il ne s'apitoie ou ne s'étend, dans Le trait continu, sur la mort de son fils aîné, Vincent. «On m'a déjà dit que j'étais aussi fataliste que les Mexicains, qui vivent imprégnés de l'idée de la mort. Peut-être aussi que le fait d'être artiste me permet de sublimer tout ça: ça sort et ça sert... Peut-être.»

Se réinventer

C'est l'historien Gilles Lapointe qui a convaincu et aidé Derouin à choisir les textes nécessaires à ce livre, qui regroupe aussi de passionnants journaux intimes tenus pendant des résidences d'artiste en Islande, au Japon (une terrible expérience qui aura une incidence majeure sur l'artiste), en Angleterre: «Gilles choisissait ce qui lui semblait avoir une valeur pour les jeunes artistes et l'histoire de l'art. L'exil, les résidences d'artiste, ça m'a toujours permis de «re-venir» au monde, toujours forcé à me réinventer...»

Depuis 1992, après avoir largué dans le fleuve Saint-Laurent les quelque 20 000 figurines de son installation géante Migrations, René Derouin a enfin pu s'installer, se sédentariser, dans la région de Val-David, où il a notamment créé l'événement annuel des Jardins du précambrien, ou intégrer l'installation Autour de mon jardin au supermarché du coin!

Il ne cesse pas pour autant de se réinventer. Dans l'atelier illuminé, en compagnie de sa discrète assistante Michèle Campeau, il se penche sur ses oeuvres de papier collé ou ses larges planches de contreplaqué, qu'il découpe et creuse méticuleusement, rituellement, tel un moine du XXIe siècle qui ferait des enluminures a contrario, enlevant plutôt qu'ajoutant. Le silence nécessaire au travail peut reprendre ses droits: tout est dit dans Graphies d'atelier - Le trait continu.

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Graphies d'atelier - Le trait continu. René Derouin. Fides, 456 pages.

L'exposition Fleuve

Du 1er octobre 2013 au 23 mars 2014, René Derouin envahit la Grande Bibliothèque de Montréal: commissaire de sa propre exposition, il a puisé dans plusieurs collections, dont celle de la BAnQ, pour présenter quelques-unes de ses plus importantes oeuvres: Nordique, Migrations/Largage, Chapelle/Capilla, etc.

«Je me considère comme un entrepreneur, dit Derouin, et j'ai toujours pensé que le travail de monter une exposition et de rencontrer les gens faisait partie de l'oeuvre. J'aime autant le travail en atelier, seul, que le travail autour de l'exposition, en contact avec des humains.»

Fleuve jettera donc un coup d'oeil sur les grands thèmes qui traversent l'oeuvre de l'artiste-entrepreneur, soit l'identité, la mémoire, le territoire, le continent. Des visites commentées de l'exposition ont lieu tous les mois, et celle du 20 novembre sera menée par René Derouin lui-même.

Image: tirée du livre Graphies d'atelier - Le trait continu

Between Paraiso, 1998, bois gravé rehaussé à l'acrylique.

La fête de Chapultepec

Le 19 septembre, René Derouin a assisté au lancement d'un livre pour enfants, La fête de Chapultepec (Bayard), un conte chatoyant inspiré directement de son oeuvre La tercera parte de Chapultepec.

Utilisant les motifs parfois figuratifs, parfois abstraits qu'on trouve dans cette toile, l'auteure Marie Barguirdjian y raconte les mésaventures de Diego, qui participe en famille à la grande fête populaire de Chapultepec.

Un très beau livre haut en couleur, tant visuellement que narrativement, où le bon vieux jeu de serpents et échelles prend un tout autre sens!

À Montréal en lumière

Dans son atelier des Laurentides, Derouin est entouré des grands tableaux qui figureront dans l'exposition qui lui sera consacrée au cours du prochain festival Montréal en lumière, l'hiver prochain.

Certains de ces tableaux serviront également à concevoir des projections extérieures pendant l'événement, dont la 15e édition se tiendra du 20 février au 2 mars 2014.

«Quand j'ai une exposition en cours, il faut toujours que je travaille sur ce qui suivra, sinon, j'ai peur de m'enliser», explique l'infatigable artiste de 77 ans.

Quand nous l'avons rencontré, il revenait du Symposium international d'art contemporain de Baie-Saint-Paul, où on avait dévoilé l'illumination de sa gigantesque sculpture extérieure Le Phare, réalisée en 2009 pour célébrer le 25e anniversaire du Cirque du Soleil!